De “l’ingénierie de l’assentiment” à la globalisation de la surveillance. Et retour.

J'ai terminé il y a quelques temps "La globalisation de la surveillance : aux origines de l’ordre sécuritaire" d’Armand Mattelard. Petite fiche de lecture. L’argumentaire est résumé dès la page 6 :

  • « (…) l’âge technoglobal, avec l’essor d’un système mondial d’identification et la métamorphose du citoyen en suspect de l’ordre sociopolitique. »

Une phrase (p.41) m’a également rappelé quelques considérations autour de la fameuse « sagesse des foules »:

  • « On a fait la psychologie des foules (…). Reste à faire la psychologie du public, entendu en cet autre sens, c’est à dire comme une collectivité purement spirituelle, comme une dissémination d’individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale. »

Alors qu’est-il vraiment à l’œuvre derrière les algorithmes calculatoires de nos chers moteurs : sagesse des foules ou sagesse du public ? Celle des foules assurément. Et c’est là (tout) le problème. Un moteur (et avec lui sa « démocratie algorithmique ») ne repose sur aucune notion de public. C’est bien la foule qui dicte l’ordre de pertinence.
Mattelard parle également d’une « ingénierie de l’assentiment » dans laquelle le seul espace où le citoyen peut exercer « sa liberté de choix » est « le lieu de la consommation ». Là encore et en écho aux préoccupations d’Affordance, il est manifeste que l’espace de choix proposé par les moteurs, s’est, depuis quelques années maintenant, restreint à un espace consommable (liens sponsorisés phagocytant l’essentiel des résultats affichés en dessus de la ligne de flottaison du navigateur).
Plus loin encore (p.236) on peut lire :

  • « Un retour à « l’âge de la pédagogie » souhaité par Deleuze et Guattari, serait d’autant plus pertinent que la culture du Réseau des réseaux tend à cultiver la croyance prométhéenne en l’avènement de l’ère non seulement de la science infuse mais aussi de la résistance, devenue seconde nature de l’internaute. C’est à l’effet pervers de son offre encyclopédique. Or les technologies, fussent-elles interactives, ne sont pas en soi démocratiques. Seul leur mode d’agencement social les fait entrer dans un projet « d’insurgence » face aux « règles établies ». L’effervescence de la navigation dans le cyberespace ne peut occulter le fait que les comportements individualistes sont au fondement du réseau et que sa contribution à une culture de l’espace public est loin d’être un donné. »

Enfin, en conclusion de l’ouvrage (p.238) on lit ceci :

  • « La critique de l’ordre sécuritaire n’est intelligible qu’à travers le contestation des dogmes sur lesquels se fonde le projet hégémonique de nouvel ordre informationnel : la gouvernance unilatérale du réseau, les logiques d’appropriation privée ou de patrimonialisation de l’information, de la connaissance et du savoir de la part des grandes unités de l’économie globale, le pouvoir des seuls opérateurs du marché à définir des normes techniques. »

Tout un programme.
J’ai naturellement lu l’ouvrage de Mattelard au travers du prisme déformant de mes propres intérêts scientifiques, à savoir l’analyse d’une infodominance annoncée des géants de l’internet, notamment sur la « patrimonialisation de l’information ». Bien au-delà, sa lecture devrait être le préalable non-négociable pour penser les notions de surveillance et de fichage. Des dictatures sud-américaines aux pseudo-parangons de démocraties occidentales, le projet politique global d’une société de surveillance est admirablement décrypté.

Pérégrinations … Après cette fiche de lecture et en reprenant le fil de mon agrégateur, j'ai retrouvé une série de liens qui font écho à l'analyse de Mattelard et poursuivent les réflexions qui sont au coeur de son ouvrage.

Premier écho : les incontournables et Ô combien prestigieux Big Brother Awards (BBA), dont Ecrans nous révèle le palmarès :

  • Le prix "Orwell pour l'ensemble de son oeuvre" (l'une des plus prestigieuses des BBA) est attribué à M. Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur «pour son goût immodéré des fichiers de police (+ 70% en 3 ans, dont Ardoise, Edvige, Cristina ou encore Gesterex), mais aussi pour sa “novlangue” avec sa promotion de la vidéosurveillance, ses invitations à la délation et son talent à fabriquer un “ennemi intérieur”. » Ne manquez pas au passage d'aller lire le prix récolté par l'inénarrable Frédéric Lefevre 🙂

A noter que l'amour immodéré de MAM pour les caméras de surveillance est très largement relayé auprès de l'opinion par d'audacieux publi-ministero-rédactionnels du Figaro maladroitement revêtus des atours d'une pseudo-enquête scientifique.

Deuxième écho : le système HERISSON, acronyme capillo-tracté présumant une "Habile Extraction du Renseignement d'Intérêt Stratégique à partir de Sources Ouvertes Numérisées". Tout un programme high-tech et étatique en diable, qui passe la surmultipliée eu égard à un récent appel d'offre ministériel, et dont PCImpact nous livre une alléchante synthèse.

Troisième écho : Après le Hérisson, le Capricorne-espion. Le truc est tout à fait sérieux, nombre d'auteurs de SF l'avaient d'ailleurs déjà exploité, mais là c'est bon, ça marche en vrai. Et derrière se profile l'enterrement ou le renoncement définitif à toute forme de vie privée comme l'analyse Philippe Quéau sur son (excellent) blog :

  • "Le but de ces recherches? L’espionnage, évidemment, ou bien la
    surveillance de territoires hostiles. Qui se méfie d’un simple insecte?
    Comment se douter qu’il est porteur d’un minuscule micro ou d’une
    caméra ? Les questions philosophiques et morales abondent. (…) La fin programmée de la vie privée (…) voit dans cette nouvelle avancée une confirmation
    éclatante de son succès proche. Désormais il faudra s’habituer à vivre
    en sachant que l’Etat, ou la police, puis à peu près n’importe qui,
    pourra nous observer à tout instant. La moindre mouche sera un oeil de
    Moscou. Les libellules aideront à mater les insurrections urbaines. Un
    papillon aux pattes enduites d’un poison foudroyant viendra voleter
    au-dessus de votre tartine beurrée. Une sauterelle porteuse d’un peu de
    Semtex s’approchera de snipers en quelques bonds gracieux pour mieux sauter avec eux."

A n'en pas douter, comme une énième preuve, "Le concept de surveillance panoptique à l’échelle planétaire" à de l'avenir … 

Quatrième écho : celui qu'évoque l'expression de Mattelard d'une "ingénierie de l'assentiment" dans laquelle le seul espace où le citoyen peut exercer "sa liberté de choix" est "le lieu de la consommation". Elle me renvoi à une autre expression. D'Alain Giffard cette fois. Il parle "d'industrialisation de l'intime". Les deux me semblent naturellement aller de pair. Cette industrialisation de l'intime, cette mise en mémoire numérique, est permise, est programmée en même temps qu'engrammée par la mise sous coupe algorithmique réglée de pans entiers de nos vies et de nos comportements. Une vie et des comportements que l'on ne nous laisse d'autre choix que de soumettre à une ingénierie de l'assentiment partout présente.

Et puis pour finir, dans la rubrique "ça c'est fait", après le départ imminent d'Alain Juillet (Haut fonctionnaire en charge de l'intelligence économique), Nicolas Sarkozy contrôlera la totalité des services de renseignements (= Alain Juillet était le dernier responsable à ne pas avoir été nommé par Sarkozy). Comme l'écrit ma source : "L’actuel président de la République contrôle la totalité de
l’appareil de renseignement français, les services qui bénéficient des
fonds secrets et/ou de la possibilité de mettre en place des écoutes
administratives et/ou sont membres du Comité national du renseignement
(CNR)
".
Bienvenue à "Grandes z'oreilles Land" 🙁 La confirmation au passage de cet ancestral proverbe : "Qui trop écoute, mal entend".

(Temps de rédaction de ce billet : 1h45 min)

3 commentaires pour “De “l’ingénierie de l’assentiment” à la globalisation de la surveillance. Et retour.

  1. L’expression “l’ingénierie de l’assentiment” semble faire écho à “La fabrication du consentement” (Manufacturing Consent) de Noam Chomsky

  2. Bonjour, je trouve ce site cool, j’ai peu de temps mais vais tenter de suivre vos périgrinations si vous le permettez, c’est par pure curiosité intellectuelle.
    merci d’avance

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