En écoutant Bernard Stiegler hier sur France Culture dans l'émission "du grain à moudre", je me disais que dans la gradation technologique qui mène du Fordisme à Google, on pourrait établir le genre de hiérarchie suivante :
- Première pèriode industrielle (1950-1980) : les technologies du "faire" (ère industrielle). La valeur, ce sont les matières premières utilisées dans les chaînes de production.
- Seconde période industrielle (1980-1997) : les technologies de l'intelligence (l'ouvrage éponyme de Pierre Lévy est publié en 1993). C'est l'avènement du web, des réseaux comme nouvelle infrastructure industrielle. La valeur se tient cette fois dans la perpétuelle dispersion / ré-agrégation des contenus disponibles. La valeur, c'est le lien hypertexte pour le dire plus simplement.
- Troisième période industrielle (1998-2003) : les technologies de l'accès. Dont on pourrait poser la naissance en même temps que celle de Google. La valeur est alors celle de la mémoire. Mémoire informatique externalisée. Externalisation de nos mémoires documentaires. Google c'est "La" base de donnée (pour reprendre l'expression utilisée par Stiegler dans l'émission en question)
- Et (il me semble en tout cas), nous basculons lentement mais sûrement dans une quatrième période industrielle (2003-200?), celle des technologies de la capillarité et de l'artefact, bâties autour de mémoires informatiques industrialisées mais autour également d'une "industrialisation de l'intime" (pour reprendre l'expression d'Alain Giffard) qui se donnent – notamment – à lire dans les réseaux sociaux (en 2003, nombre de réseaux sociaux "majeurs" ont atteint un large public). Le système de valeur que se choisira cette quatrième période industrielle pourrait être directement "indexé" sur la porosité choisie, induite ou subie entre notre identité documentaire (les traces que nous laissons sur le réseau) et notre présence retournée (= la collecte et l'agrégation de ces traces telles qu'elles se donnent à lire une fois remixées par les industries des données – moteurs de recherche et réseaux sociaux en tête). Soit le passage d'une externalisation de nos mémoires documentaires à une externalisation de nos intimités mémorielles documentées. Une autre dimension essentielle de cette monnaie sera très probablement celle du synchronisme, défini comme la capacité à faire correspondre les traces de nos activités et les indices de notre présence en ligne. Les questions qui se posent sont naturellement innombrables. L'une des plus saillantes me semble être celle de l'industrialisation possible du décalage qui existe entre ce que nous sommes, ce que nous voudrions être, et ce que nous donnons à lire de nous dans nos systèmes d'écriture sur les réseaux, dans les traces documentaires et documentées que nous y laissons. C'est probablement là un nouveau "temps" pour nos systèmes d'engrammation. Davantage peut-être que des lectures industrielles (Alain Giffard encore), la préemption de l'ensemble de nos traces connectées et déconnectées par les industriels de l'accès et des données, me semble relever de stratégies d'écritures industrielles.
Et demain ? Avec l'internet des objets ("everyware"), avec le web des données, avec la sémantisation des protocoles de recherche et d'interactions en ligne, avec la frontière abolie entre l'intime, le privé et le public, avec le réagencement permanent et la rémanence sans cesse accrue des synchronismes entre le monde réel et le monde numérique … l'ère qui s'ouvre devant nous verra probablement la fusion des "anciens" agencements machiniques supportant nos lectures industrielles (moteurs de recherche et réseaux sociaux) en un seul nouvel agencement symbolique, une seule entité, une seule monade calculatoire – qui restera diversement instanciée. Le risque est d'y voir se dissoudre, autour de logiques de souscription quasi-incantatoires, ces agencements collectifs d'énonciation qui bâtirent le web. Une dissolution au profit (et nécessairement "for-profit") de la génération auto-entretenue d'écritures industrielles singularisées.
Economie des écritures industrielles.
Je note par ailleurs en même temps que je l'écris, que la "génération auto-entretenue d'écritures industrielles singularisées" est une définition qui semble parfaitement circonscrire le périmètre et l'enjeu de l'affichage des publicités contextuelles et ciblées (Adwords et Adsense). Depuis déjà 10 ans, l'industrie des données met toutes ses forces dans la bataille pour ne jamais tarir la source des ces écritures industrielles. Elle peut ajourd'hui y déverser en temps réel l'intimité de nos mémoires documentaires et documentées. C'est peut-être la clé d'un web à venir, un web implicite mais dont l'implicite ne s'analysera plus seulement à l'aune des artefact techniques proposés.
Le web (implicite ?) de demain est celui que construisent aujourd'hui les agencements algorithmiques qui permettent la génération auto-entretenue d'écritures industrielles singularisées.
L’industrie physique reste primordiale et le WEB est une technologie l’aidant à produire plus.
Pour moi la notion des différentes périodes industrielle de cette article est erroné.
Dragueur> VOus avez raison sur l’industrie physique. Ce billet ne dit d’ailleurs pas le contraire. L’industrie “physique” de l’infrastructure des serveurs de Google est absolument incontournable. J’essayaisp lutot de mettre l’accent sur la “valeur” de ce que produit cette industrie.
Ce qui est amusant, c’est que les signes #, @ (ou encore &) sont des signes créés au moyen âge, faisant partie d’une batterie de ligatures et signes abréviatifs (jusqu’à une centaine de ces signes graphiques ont été utilisés à l’époque) qui étaient déjà utilisés pour économiser de la place, sur des supports d’écritures chers ou compliqués à fabriquer.
Ok, je viens de me rendre compte que je me suis trompé de fil de commentaires. Mon précédent message était donc relatif au billet « Twitter : le hiératique contre le hiérarchique. », pour ceux qui n’auraient pas compris 😉