Culture documentaire et folksonomies

Article "de commande", pour la revue "Documentaliste, sciences de l'information", à paraître fin Février 2010. La version ci-dessous est celle de soumission, non encore revue et corrigée pour publication définitive. La version définitive sera déposée en archives ouvertes au moment de sa parution.

Culture documentaire et folksonomies.

L’indexation à l’ère industrielle et collaborative. Des folksonomies aux hashtags, quelles cultures informationnelles ?

A L’INDEX. Il a déposé des photos de ses vacances sur FlickR ; recherché une vidéo d’un extrait de colloque sur YouTube ; partagé des signets sur Delicious ; publié un article sur son blog ; bavardé sur Twitter à propos d’un événement récent ; consulté des photos ou des profils de ses amis sur Facebook. Dans chacun de ces cas de figure et dans bien d’autres encore, l’usager a, en sus de son activité de dépôt, de recherche, de publication, de consultation ou de simple conversation, été invité à pratiquer une indexation libre. Une indexation sur ses propres traces informationnelles ou sur celles produites par d’autres. Une indexation qui traverse nos espaces numériques publics, privés et intimes, désormais réunis en une même sphère d’indexabilité. Une indexation à l’unisson de la cinétique des traces auxquelles elle s’attache : synchrone, instantanée, fragmentaire, plurielle. Enfin, une indexation parfois collaborative et le plus souvent, transparente aux autres, à tous les autres.

C’EST EN FORGEANT QU’ON DEVIENT FORGERON ET C’EST EN INDEXANT … QU’ON FINIT SUR TWITTER.

Communauté. Wikipédia définit la « folksonomie » comme : « un processus de classification collaborative par des mots-clés librement choisis, ou le résultat de cette classification. » Les raisons permettant d’expliquer leur succès sont connues : citons pêle-mêle leur faible coût cognitif, leur aspect orienté-tâche, et le bénéfice qu’elles apportent en terme de filtrage collaboratif. Soit l’avènement de la communauté comme indexeur.

Interfaces. Les folksonomies font le choix d’un affichage de nuages de mots, plutôt que celui d’une zone de saisie laissée entièrement vierge. Le mot plutôt que l’absence du mot. Or un grand nombre de scénarios de recherche d’information se construisent sur une absence de besoin documentaire clairement circonscrit, que les folksonomies permettent donc d’amorcer, de combler ou d’orienter.

Économie. Le succès des folksonomies repose en outre sur une triple économie : économie de compétence documentaire et informatique, et économie d’échelle (chacun travaille d’abord pour soi – ce qui évite la tentation du spam ou de l’usage détourné – le résultat de ce travail restant toujours possiblement mais non nécessairement bénéfique à tous)

Et puis vinrent les Hashtags. Un hashtag est un mot-clé. Plus précisément, c’est une fonctionnalité d’indexation liée au service de micro-blogging Twitter. Il s’agit, au sein d’un message (un tweet), d’un mot ou d’une concaténation de mots, précédée du symbole dièse (#), et permettant de l’indexer, soit pour pouvoir suivre l’ensemble des messages ainsi balisés soit pour leur ajouter un niveau de sens différent. #exemple
Tout comme les mots-clés ou « tags » des folksonomies, les hashtags participent pleinement au processus de redocumentarisation aujourd’hui à l’œuvre sur le web. Eux-mêmes d’ailleurs, se prêtent à de nouvelles scénographies documentaires. Ainsi le site WhatTheHashtag permet de retrouver la signification d’un Hashtag ainsi que d’autres informations contextuelles à son sujet (contributeurs l’utilisant le plus, fréquence d’utilisation sur les sept derniers jours, mais aussi autres hashtags et sites web associés).

L’INDEXATION : DU MARQUAGE AU REBOND, DE LA RARETÉ A L’ABONDANCE. 
Hier, l’indexation était autant une technique documentaire qu’une trace mémorielle scriptuarisée – et parfois sanctuarisée. Aujourd’hui, avec l’arrivée des folksonomies, de l’indexation sociale du web contributif, du temps réel, de la synergie presqu’immédiate entre les temps jadis distincts de la recherche, de l’accès et de la consultation, elle a effectuée une mue cardinale. Sans se départir de ses vertus premières,  elle a désormais pour vocation principale de favoriser la recherche par sérendipité c’est à dire de faire naître ou d’amplifier la capacité de rebond inscrite à chaque carrefour de nos navigations sur le web, dans la plus petite unité d’information disponible. C’est une véritable ingénierie de la sérendipité qui se met en place.
En d’autres termes, l’indexation est passée d’une économie de la rareté (rareté du sens permise notamment pas les différentes techniques de désambigüisation, le travail sur les renvois), à une économie de l’abondance où l’on ne se préoccupe guère des « risques » d’ambigüité, d’homonymie, comptant sur l’aspect massivement collaboratif et ouvert du processus pour les atténuer ou, à l’inverse, acceptant ces risques comme autant de chances nouvelles de s’orienter différemment dans de gigantesques entrepôts de ressources hétérogènes.
Ce basculement est fondamental : il ne s’agit plus seulement de gérer des hiérarchies documentaires mais des hétérarchies de ressources et de parcours.

Indexer : qui, quoi, où, comment ? Dès lors, l’indexation sociale s’affranchit d’un certain nombre de savoirs et d’héritages professionnels. N’importe qui peut en effet se trouver en situation d’indexeur : simples usagers de services, producteurs ou consommateurs de contenus, novices ou experts. Ensuite, la granularité des ressources indexables s’élargit considérablement : au-delà des ressources scientifiques et des objets culturels, c’est l’ensemble des photos, vidéos, documents de travail, billets de blogs et autres « profils » sur les réseaux sociaux qui entrent dans le champ des objets indexables, et ce qu’ils « m’appartiennent » ou me soient étrangers. Enfin ce sont les finalités et la nature de la tâche d’indexation qui se diversifient : on peut indexer « à la volée » (en même temps que l’on parcourt ou découvre des ressources), pour son seul usage personnel ou à destination explicite d’une communauté d’intérêt ou de pratique, en parfaite connaissance de cause ou dans une totale ignorance du sujet ou de l’objet du processus.

L’indexation : industrielle ou sociale ? On oppose souvent l’indexation sociale, participative, contributive, à l’indexation « sérieuse » (c’est à dire normée) et à l’indexation d’abord machinique (informatique) puis aujourd’hui industrielle telle que pratiquée par les moteurs de recherche. Opposition factice à bien y regarder.
Ainsi Google, qui revendique et affiche comme l’un des motto de la firme ne pratiquer « aucune intervention humaine dans nos résultats de recherche », pratique pourtant sans cesse l’indexation humaine et collaborative : chacune de nos requêtes couplée à chacun de nos clics sur tel ou tel résultat issu de cette requête équivaut littéralement à une qualification humaine du résultat de la requête, qualification qui sera ensu
ite intégrée dans l'ensemble des paramètres algorithmiques permettant, pour l'utilisateur identifié et/ou pour l'ensemble des requêtes semblables déposées, de faire varier l'ordonnancement des résultats. Dit autrement, le couple « requête / activation d'un lien de la page de résultat » équivaut exactement à la procédure qui, dans les folksonomies, fait correspondre un ou plusieurs mots-clés librement choisis à une page web.
L'indexation à l'ère industrielle est donc nécessairement sociale.

A SUIVRE …
Cultures.
La culture documentaire du web est – notamment – celle d’une bibliothéconomie de masse, d’un passage à l’ère industrielle des processus et des compétences liées à l’indexation, et ce dans un environnement pour lequel tout est document, tout devient une trace, un « fait » documentaire, y compris et jusqu’à nos plus infimes traces identitaires. Dans ce monde, l’horizon de l’indexation se déplace ; la question n’est plus celle de l’autorité (qui a autorité pour indexer) ni même de l’expertise (qui a compétence pour indexer), mais celle de l’usage (qui a besoin d’indexer).
3 sphères. Dès lors, trois sphères de pratiques sont amenées à cohabiter et à interagir : l’indexation professionnelle de fonds documentaires parfaitement circonscrits, l’indexation industrielle de l’ensemble des contenus du web telle qu’opérée par les moteurs de recherche, et l’indexation sociale. La tendance de fond étant celle d’une perméabilité chaque jour plus grande et plus réciproque entre chacune de ces trois sphères.
3 axes. L’interaction avec les savoirs professionnels de l’évolution des processus d’indexation peut être aujourd’hui prolongée selon trois axes. Tout d’abord, « ceci ne tuera pas cela ». Il faut laisser s’opérer toutes les substitutions nécessaires entre d’anciennes compétences et de nouvelles habiletés, pour autant que ces dernières répondent à un besoin réel que les premières ne peuvent suffire à combler. Ensuite, ne pas jeter les anciens formalismes dans l’eau du tout participatif. La compétence documentaire d’indexation sera de plus en plus déterminante, tout au moins pour une partie de la morphogénèse complexe et permanente des contenus et des interactions se donnant à lire sur la toile. Enfin, ces deux cultures documentaires ne sont pas nécessairement antagonistes. Il existe une voie médiane. Des modèles hybrides sont d’ores et déjà disponibles, capables par exemple d’ajouter de la structuration ou des notions d’héritage à l’intérieur de systèmes de folksonomies, tout en bénéficiant de l’effet d’échelle et de la simplicité d’amorçage de ces dernières ou bien des communautés qu’elles fédèrent.

En tout état de cause, ces perpétuels déplacements de compétences, ces réinventions permanentes de la chaine de traitement du document, ces nouvelles granularités documentaires préfigurent les nouvelles granularités sociales déjà observables dans les usages du web et dans la manière dont celles-ci impactent directement notre rapport au monde, et pas simplement de manière virtuelle.

Olivier Ertzscheid. Janvier 2010. Texte pour la revue Documentaliste, Sciences de l’information.

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