« L’ordinateur, aujourd’hui, est obsédé par le livre, avec ses dispositifs de ‘lecture’ en amont, avec ses ‘imprimantes’ en aval, avec ses ‘livres électroniques’ sur disquettes ou sur disques compacts désormais, qui transforment cet instrument de mémorisation et de classement en une ‘machine’ à entrées multiples, productrices de ‘textes’, au sens étymologique de ce terme (ce qui est tissu de mots).» Jacques Donguy (1)
L'ordinateur obsédé par le livre comme le web l'est par la "page". Le mystère du "PageRank", selon qu'il s'agit du classement de Larry "Page" ou du classement des "pages". Une "page" dont les dernières liseuses ou tablettes (Ipad en tête) cherchent à retrouver la blancheur et l'épure, comme signe d'une rassurante appartenance au déjà connu, la seule luminosité en plus.
En scrutant à rebours mon propre apprentissage du web, deux moments me sont apparus comme déterminants.
- Celui, premier, où j'ai découvert le code sous la page ; ce code HTML, ses balises, ses hyperliens, la glorieuse époque des "frames" permettant de gérer dans un seul espace d'affichage autant de "pages" que l'on souhaitait.
- Et puis celui, second, où j'ai vu apparaître les premiers dispositifs "d'encapsulage" et d'agrégation ou de syndication ; ces contenus dans les contenus ; ces codes dans le code. Entre ces deux moments il y avait eu une thèse sur l'hypertexte. Mais ils restent aujourd'hui dans mon petit bestiaire du net, comme deux instants d'une pareille "révélation".
Quelques années plus tard, la "page-web" n'en finit plus d'être déconstruite, déterritorialisée, reconstruite, reterritorialisée, redocumentarisée : la page se fluidifie, se wiki-fie, s'agrège et se désagrège, elle encapsule des publicités dans des vidéos elles-mêmes déjà semblablement encapsulées sur des milliers d'autres "pages".
Partout sur le réseau, les "fermes de contenus" génèrent automatiquement chaque minute des dizaines de milliers de pages et des liens sans qu'aucune quête du sens, sans qu'aucune simple envie d'écrire ne justifie leur production ; simplement pour alimenter des métriques, des "ranking" ; une écriture automatique, sanctuarisée par les moteurs qui en sont également les industriels lecteurs.
La "page" est le lieu duquel les contenus sont escamotés par les dispositifs sans lesquels elle ne pourrait pourtant pas exister, pas s'afficher ; la "page" est le théâtre d'interactions permanentes, rémanentes aussi ; parler de "page web" aujourd'hui semble, à y regarder de près, aussi incongru que de parler d'un seul feuillet pour évoquer l'entièreté de la Comédie Humaine.
Prônant l'observation participante, j'essaie et teste en permanence (mais pas toujours sur ce blog pour lui maintenir un semblant de cohérence visuelle) différents dispositifs afférents à la page. Avec cette question à l'horizon : de quoi la page web est-elle le nom ?
Je propose de distinguer 6 modalités différentes de la "page-web", 6 espaces composites mais (le plus souvent) distincts, et dont la conjonction, partielle ou totale, fait exister et permet de fixer numériquement cette trace que, faute de mieux, on nomme "page".
- pages de surface
- pages profondes
- pages encapsulées
- p ages marginalisées
- pages relationnelles
- pages-dispositifs
Chacune d'entre elles disposant d'internalités et d'externalités tout à tour machiniquement pesantes (mais sachant – le plus souvent – rester transparentes) ou rendant compte d'interactions fluides avec celui qui la parcourt. Tentons le coup. Et pour ne pas entretenir la confusion, convenons, au moins le temps de cet argumentaire, de remplacer le terme "page" par "espace"
- 1 / Pages Espaces "de surface".
Il s'agit des contenus HTML au sens large, c'est à dire incluant le web statique et le web dynamique (où le code est généré à la volée, suite à la requête d'un utilisateur, comme dans les cas des sites permettant de consulter les horaires de trains ou d'avions).
Ces espaces de surface peuvent être caractérisés par des internalités légères (les liens hypertextes qu'ils contiennent) et par des externalités également légères (les fonctionalités de type "commentaire" par exemple).
- 2 / Espaces "profonds".
Il s'agit d'espaces "simples" mais qui permettent et utilisent tout type de syndication ou d'agrégation de contenus, soit par le biais de "widgets" embarqués, soit par la saisie du code approprié, mais également d'espaces simplement "hôtes", comme dans le cas de Netvibes, ou plus récemment des sites sur le modèle de Paper.li. Je m'étais déjà attardé sur la spécificité de ces espaces dans ce billet avec les termes suivants :
"Dans ces pages d'accueil, il n'est plus de contenu "interne" mais simplement une architecture informationnelle entièrement générée (et temporairement stabilisée, fixée numériquement) à partir de contenus informationnels tous externalisés (la météo de ma région piochée sur Yahoo, mon courrier électronique capté dans Gmail, les fils de presse extraits de mon aggrégateur, etc …). Le contenu s'efface derrière l'architecture. Le discours n'est plus ancré dans un dispositif (technologique) mais le dispositif ancre le discours"
Ces espaces profonds se caractérisent par des externalités légères (= les widgets comme ornementation de contenus relevant par ailleurs d'espaces "de surface") ainsi que par des externalités lourdes (cas des pages Netvibes ou constituées de contenus informationnels tous – ou très majoritairement – externalisés).
- 3 / Espaces d'encapsulation.
Il s'agit ici de ces zones comprenant des vidéos, des livres ou documents à feuilleter, des diaporamas, etc, préalablement "flashés" pour pouvoir ensuite être librement encapsulés sur un site tiers. La logique est celle d'une internalité si l'on considère que l'initiative en revient à l'auteur, mais cela peut également relever d'une externalité si la brisure narrative ou le contraste entre l'élément encapsulé et les contenus l'entourant est suffisamment grand.
Ledit encapsulage s'effectue le plus souvent de manière "légère" mais il peut également être beaucoup plus lourd / pesant / puissant dans le cas du Bitty Browser, déjà évoqué sur ce blog, et toujours aussi littéralement vertigineux (J.-L. Borges aurait adoré, j'en suis sûr !)
Nota-Bene : l'encapsulage repose sur le même principe que la syndication ou l'agrégation (externalités des contenus appelés). Mais il en "enrichit" la palette en l'élargissant à des contenus multimédias. Les espaces profonds et les espaces d'encapsulage sont cependant très proches dans le cadre de cette typologie.
- 4 / Espaces marginalisés (ou marginalisants). Ou Marginalia (mais c'est déjà pris)
Il s'agit ici de rendre compte des dispositifs qui s'inscrivent, qui s'insèrent, qui s'installent dans les marges (haute, basse ou latérales) de la page-écran. On en distinguera 2 types.
- les espaces marginalisés à l'initiative de l'auteur (internalités)
- exemple : installation des Toolbar (barre d'outils) Google Translate sur le haut d'une page et de Wibiya en marge basse, comme sur le blog du bibliobsédé)
- autre exemple : la Toolbar d'administration dans la dernière version de wordpress.
- les espaces marginalisés à l'initiative du lecteur (externalités)
- exemple : le site Feedly.com
Nota-Bene : je n'évoque ici délibéremment que les espaces marginalisés qui entrent dans l'espace de la page-écran, et j'exclus l'ensemble des dispositifs qui prennent place dans la barre de statuts du navigateur (cf ci-après), parce que ladite barre me semble "en-dehors" de cet espace de la page que je tente de caractériser (mais bon je peux me tromper 🙂
- 5 / Espaces relationnels.
Ils concernent la possibilité de mise en relation de contenus. A la différence des espaces d'encapsulage pour lesquels les contenus sont directement visibles au coeur de l'espace appelant, les espaces relationnels fonctionnent sur le principe de la mise en attente (du clic du lecteur), ou, si l'on préfère, sur celui d'un consentement éclairé du lecteur. On en distinguera deux principaux types :
- des internalités légères (principalement les liens hypertextes)
- des externalités plus pesantes et/ou pregnantes regroupant l'ensemble des signalements sur les réseaux sociaux ou au sein de différents agrégateurs (activité de "propulsion", contribution au "buzz"), les dispositifs de republication (avec parfois, à la volée, un soupçon de redocumentarisation possible).
- 6 / Espaces dispositifs (ou dispositifs dans l'espace)
Ces dispositifs sont ceux qui externalisent littéralement la fabrique de la page, ou de l'espace de la page (côté auteur). Ils comprennent également ceux qui permettent de l'enrichir en fonctionnalités, tels les plug-in des navigateurs (côté lecteur). Ils se chargent et sont convoqués en arrière-plan de manière entièrement transparente pour le lecteur (ou sans que l'auteur en ait connaissance). En témoigne la petite animation ci-dessous qui présente le chargement des dispositifs afférents au blog Bibliobsession.
On peut ici compter au moins 16 "applications", 16 dispositifs différents, de Facebook à Google Docs, en passant par Slideshare et bien d'autres. 16 pages / sites / entités convoqués pour la fabrication d'un seul espace, d'une seule … page ? Ce "chargement", cette montée en charge prédétermine et conditionne la nature de la page qui sera in fine affichée à l'écran. S'il faut lui trouver une analogie, cet espace de la page-web, de la page-écran est définitivement plus proche de celui d'une pièce de théâtre et de sa machinerie invisible que de celui d'un livre tourne-page. Chaque chargement est une nouvelle scène, convoquant un nouveau décor, de nouveaux acteurs, des entrées côté cour et côté jardin. Deus ex machina.
Ce qui donne …
(cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Web-média & page-écran. Le web est un média palimpseste. La rature, la surcharge, les transparences lui sont consubstantielles. La page-écran n'existe pas. Des écrans reflètent et fixent temporairement un code(x?) en perpétuelle renégociation. Renégociation bien sûr des agencements collectifs d'énonciation qui s'y présentent, mais renégociation également certaine, re-computation permanente des internalités et des externalités de l'ensemble des codes qui font ce que nous pensons être une page ; qui sont ce que nous pensons être la page. Là est la richesse du web-média, son attraction créatrice, sa réelle puissance disruptive. Le web sémantique demain, la sémantisation du web d'aujourd'hui, la socio-sémantique qui rend compte des discours, des techniques et des ingénieries sociales à l'oeuvre sur le web, sont de nouveaux horizons riches de promesses, sont autant de "code(x) incognita" que beaucoup oeuvrent à inventer, à penser et à bâtir. A l'exact opposé des sites-centrifugeuses, ne reposant que sur des internalités propriétaires, et vivant tout recours à une externalité comme un phagocytage possiblement autorisé. Sites dont Facebook est le paradigme naturel, comme tous ceux qui au rhizome préfèrent le point, tous ceux que Tim bernes Lee nomme "walled gardens" et dont l'hyper-territorialisation est la valeur cardinale dans la géopolitique du wet.
Loin, très loin donc de l'épure. Jamais le "web" n'aura été aussi loin de la métaphore qui lui est habituellement associée : celle de la "page". Cet espace particulier de scénarisation multipartite de discours, ce petit théâtre d'escamotages et d'interactions permanentes que, faute de mieux, nous continuerons d'appeler "page", s'éloigne toujours davantage de l'épure pour s'approcher du combat originel pour l'affirmation d'une pensée : il s'agissait alors de profiter au maximum de l'espace offert, d'en chasser l'absence, pour y inscrire autant de mots et d'images que possible, au risque de la surcharge. Hier le codex comme agrégation de pages en linéarité. Puis l'hypertexte entre livre de sable et la bibliothèque Borgesienne. Aujourd'hui le code. L'essentialité du code. L'enluminure du code. Le code comme enluminure.
Clausule. Oubliez tout ça. Reposez-vous. Soufflez. Tournez-vous vers votr bibliothèque. Prenez un livre. Ouvrez une page au hasard. Commencez à lire. Puis dans le menu > affichage activez "code source de la page." Si vous ne le trouvez pas, posez-vous la question : "de quoi cette page est-elle le nom." Et retour.
(1) Donguy J., « Poésie et ordinateur. », in Littérature et informatique : la littérature générée par ordinateur, Vuillemin A., Lenoble J. (textes réunis par), Arras, Artois Presses Université, 1995. Journées d’étude internationales Littératures et Informatique, Paris, 20-22 Avril 1994. [en ligne] http://www.univ-reunion.fr/t99_mirroirs/multi_ct/littinfo/0_aaa.htm, consulté le 06/04/2000.
Pourquoi la page ? Parce qu’elle est taillée à notre mesure : on la tient en main. La page, étymologiquement, est liée à la terre, c’est-à-dire au territoire, à la possibilité, par conséquent, de s’y projeter et de s’y mesurer. Ce n’est pas un hasard si la terminologie de la page (en tête, pied de page, etc.) a repris le vocabulaire de l’anatomie humaine.
La page, je la saisis et des outils de mesure me la rendent perceptible (pagination, nombre de pages, etc.), ces outils mêmes que l’édition numérique tente aujourd’hui de développer pour autoriser une mise en route de la lecture rendue difficile par l’extratextualité et la tectonique des plaques.
Les premiers imprimés singeaient la page manuscrite pour gagner en noblesse. Le web fait de même en gardant le mot « page »…