D’un numérique l’autre : des moteurs, des libraires, et des usages.

Je l'avais promis l'autre jour à la suite du billet sur le lancement de 1001libraires.com. Voici donc le texte rédigé pour les "Cahiers du SLF", numéro thématique (hélas épuisé) portant sur "Le livre à l'ère du numérique". <Update> François Bon remet aussi à la une sa contribution de l'époque. J'avais déjà dit tout le bien que j'en pensais, elle comprend notamment, ce qui reste pour moi une des meilleurs définitions du net (celle de la "valise de manuscrit"). Donc, profitez-en 😉 </Update>

Rappel, nous sommes alors en Novembre 2006. Il y a plus de 5 ans. Si je devais aujourd'hui changer le titre de cet article, je choisirai l'une des deux "formules" qu'il contient :

  • Du service du livre au livre-service, ou …
  • Pour une économie des autorités.

En gras et en rouge, mes commentaires "d'actualité" sur la manière dont ce texte a bien et parfois mal vieilli. On y va.

Olivier Ertzscheid.
D’un numérique l’autre : des moteurs, des libraires, et des usages.

1. Chronique d’une numérisation annoncée.

Une équation et quelques inconnues de taille
L’ensemble des textes disponibles sur la planète sera numérisé. Il ne s’agit plus de savoir si le livre sera numérique ou non. Il le sera nécessairement. Pour autant, il paraît aussi certain que le livre ne sera pas « que » numérique. Les inconnues de cette équation concernent ceux qui numériseront, le public qui sera concerné et les « nouvelles » marchandisations qui prendront place en amont et en aval de cette chaîne. Soit la part du numérique dans les pratiques et les modalités d’appropriation du livre. Avec, pour les libraires vis à vis de leur public-lecteur, le devoir de continuer d’offrir le meilleur choix possible à ces contenus.

Avec l’arrivée des moteurs de recherche – Google notamment – dans le domaine de la numérisation et de la marchandisation des biens culturels, c’est  toute la chaîne de sélection, d’édition et de diffusion du livre qui doit faire face à un bouleversement inédit sur deux plans : la massification des accès et des usages d’une part, et l’élargissement du spectre des pratiques de consommation d’autre part. La lecture sur support numérique et autres dispositifs technologiques l’autorisant comme les encres ou les papiers électroniques, n’en sont que quelques exemples.

Google Grand Numérisateur ?
6,14 milliards de dollars de chiffre d’affaire en 2005. 6500 salariés dans le monde. Et plus de 3 visites sur 4 en provenance directe de ce moteur. Quel que soit votre site, votre chiffre d’affaire, votre secteur d’activité sur Internet, plus de trois visiteurs sur quatre vous seront envoyés par Google. Quand une telle société, côtée en bourse, dotée d’un gigantesque public captif, disposant d’une offre de service multiforme et d’un modèle d’affaire orienté presqu’entièrement vers les revenus de la publicité en ligne, quand une telle société en vient à s’intéresser à la mise en ligne et au commerce des livres, c’est l’ensemble d’un secteur économique qui se trouve durablement et radicalement impacté.

De la guerre de l’information à celle de la connaissance.
Le marché est conséquent . La dynamique des accès est déjà clairement à l’avantage des moteurs. Mais les pratiques sont encore émergentes. Il s’agit donc, en devançant les secondes et en s’appuyant sur les premiers d’entrer sur ce marché, pour le verrouiller de l’intérieur et remporter la plus grosse part des gains. Car les « moteurs de recherche » ne le sont plus qu’à la marge. Leur véritable activité, la seule génératrice de chiffre d’affaire, est celle de la monétisation publicitaire de l’ensemble du bouquet de services qu’ils offrent : de la découverte ou de la création du besoin jusqu’à sa transformation en acte d’achat, l’ensemble du circuit de consommation est ainsi réalisé en cercle fermé.  La bataille de l’information étant gagnée à leur entier bénéfice – la crise de la presse en ligne en témoigne – les moteurs entrent dans une autre guerre commerciale dont le livre n’est que l’un des premiers retranchements, celle de la connaissance.

Trésors du catalogue
Le point commun à l’ensemble des acteurs concernés par l’irruption des moteurs sur ce secteur est le catalogue. Catalogue des libraires, des éditeurs, des bibliothèques et désormais donc, des moteurs. Car finalement assez loin de la numérisation massive annoncée, c’est bien la constitution d’un catalogue « universel » pensé non plus comme un outil de repérage et de classement mais comme une « palmarès consumériste » (prime au plus accédé) qui est la partie immergée de l’iceberg de la numérisation. Pour Google, offrir le catalogue le plus large possible est d’abord l’occasion de conforter une position déjà outrageusement dominante de guichet unique d’accès à l’information, puis à la connaissance.

2. Google books : genèse d’une trilogie.
La première étape fût celle du programme dit « bibliothèque », dans lequel Google se propose de numériser gratuitement les ouvrages dans le domaine public de quelques prestigieuses bibliothèques. Le texte intégral étant dès lors disponible dans l’interface Google Books.
La seconde est  celle de Google Books lui-même et son programme de numérisation d’œuvres. Nous y reviendrons en détail ci-après.
La troisième est celle baptisée Google Scholar qui met à disposition (en texte intégral ou non) des ouvrages et des articles scientifiques, parfois numérisés par Google lui-même, parfois « récupérés » dans des entrepôts existants (archives ouvertes). Sur ce point, et à l’inverse de la stratégie – d’apparence – calamiteuse à l’origine des procès avec les éditeurs (voir plus loin), le moteur a ainsi passé un accord avec le projet MUSE qui rassemble 270 revues éditées par près de 40 éditeurs.

Les enseignements à tirer de ce tryptique sont clairs : Google développe sa stratégie commerciale à destination de ces trois piliers de la culture que sont les bibliothèques (1), les éditeurs scientifiques et les éditeurs « généralistes ». Les lignes de fracture sont elles aussi limpides : les « grands » n’ont d’autre choix que celui d’une opposition frontale et juridique pour préserver l’avantage acquis sur les « petits », qui voient là une occasion inespérée de redistribuer les cartes de la visibilité des fonds concernés et d’attirer ainsi une nouvelle manne financière. Sur ces deux lignes, Google est gagnant à chaque fois : aucun procès n’a pour l’instant abouti et il est peu probable qu’ils aboutissent un jour étant donné d’une part la ligne de défense (« fair use ») mise en avant par Google (voir plus bas) et d’autre part l’effet d’échelle induit par une présence sous forme de lien sponsorisé dans l’interface Google Books. Aucune société ne refuserait une publicité gratuite sur la première chaîne privée française avant la grand messe du 20 heures. Google le sait. Les éditeurs et les libraires (petits ou grands), le savent également.

Retour sur Google Books
Revenons donc  brièvement sur le cœur du débat : Google Books et la numérisation d’ouvrages encore sous droits. Initialement et bien maladroitement nommé « Google Print » ce service concerne l’ensemble de la politique de numérisation de Google. D’après les chiffres cités par Lawrence Lessig, Google Books mettrait à disposition 18 millions d’ouvrages dont :
-    16% sont dans le domaine public avec un accès de type feuilletage au texte intégral
-    9% sont sous presse et couverts par le copyright avec un accès selon les desideratas des auteurs/éditeurs.
-    75% sont encore sous copyright « théorique » (1923 pour les USA) mais ne sont plus imprimés, avec cette fois un affichage d’extraits (snippet view) autour du mot-clé recherché (2).

L’ensemble du service est – faussement – garanti sans possibilité d’enregistrement, de sauvegarde ou même d’impression pour l’usager.  Les deux premières catégories (25 % de l’ensemble) ne posent aucun problème. Pour les 75 % restant, l’argument officiel des éditeurs anglo-saxons est celui d’une infraction massive aux règles du copyright. Ces derniers réclamant une règle de type « opt-in » (si vous voulez copier l’œuvre de quelqu’un vous devez obtenir sa permission), à
laquelle Google oppose l’usage équitable (« fair-use ») des œuvres sous droits, s’autorisant ainsi avec les livres ce qu’il fait depuis ses débuts avec l’ensemble du web : une indexation/numérisation sur le mode de l’opt-out (nous prenons tout, et à vous de nous demander à « sortir » de notre base). Tant qu’il ne sera pas possible d’établir clairement que Google tire un quelconque « profit » de son affaire sans en reverser une partie aux auteurs, la règle anglo-saxonne du fair-use l’emportera.
Mais la vraie motivation des éditeurs n’est pas celle de l’irrespect des règles du copyright : pour proposer au public des vues d’extraits sur des œuvres protégées, Google a auparavant numérisé l’ensemble du texte, dont il pourrait disposer à son gré lorsqu’il décidera de se faire marchand. En d’autres termes, Google constitue inexorablement la plus grand base d’ouvrages numérisés de la planète. LE catalogue. Et à l’inverse du programme « bibliothèque », il ne reverse pas de copie numérique aux éditeurs comme il le fait avec les bibliothèques et leurs ouvrages du domaine public.

3. QUELLES LOGIQUES POUR QUELS ESPACES ET QUELLES INITIATIVES?

Des logiques d’équilibre.
Des grossistes (FNAC, Amazon et dans une moindre mesure les chaînes Leclerc), des moteurs, des éditeurs et des libraires. Chacun de ces acteurs dispose d’un avantage sinon concurrentiel du moins substanciel sur les autres.
Celui des moteurs concerne l’accès. Un accès non pas « pour la consultation » mais « pour le repérage. » L’avènement des dispositifs de lecture sur écran capables de rivaliser avec le confort d’une lecture papier étant encore relativement lointain pour le livre (le cas étant différent pour la presse quotidienne, se prêtant davantage à une lecture numérique, de nombreux effets d’annonce ayant d’ailleurs eu lieu récemment, celui du journal « Les Echos » étant le premier en date).
Celui des grossistes concerne l’effet dit de « la longue traîne » (3) : étant les seuls à pouvoir disposer d’un tel fond de catalogue exploitable, ils maîtrisent ainsi une certaine temporalité éditoriale.
Et celui des libraires ? Ils ont pour eux l’avantage du terrain et la connaissance du public. Leur dimension de conseil est évidemment tout autre que les systèmes dits « de recommandation » en vigueur chez les marchands en ligne (de type « ceux qui ont aimé ont aussi aimé »), systèmes dont il est par ailleurs établi qu’ils ne sont  rien d’autre des publicités déguisées. Le conseil contre le marketing. La préhension de l’objet livre contre l’appréhension de l’achat impulsif électronique. Une temporalité libérée intégrant les variabilités dimensionnelles du choix de la lecture et de la possession de l’objet livre.

Des forces d’opposition.
Les effets collatéraux de la bataille enclenchée ne furent pas long à faire écho  aux procédures déjà engagées outre atlantique par les très puissantes AAP (procès Septembre 2005) et Author’s Guild (octobre 2005). Sans en reprendre l’entière chronologie, rappelons que le SNE et le service juridique de Gallimard ont annoncé fin Janvier 2006 leur intention de poursuivre Google en justice suite à des numérisations « sans autorisation ». Plus récemment (Juin 2006) ce fut autour d’Hachette et de la Martinière de monter au créneau au nom cette fois d’une dévalorisation de l’image donnée des livres sous la forme de « bouts de papiers déchirés ». A l’inverse, quelques « petits » éditeurs adoptent des positions strictement opposées. Après les éditions de l’Eclat, ce sont les éditions Kargo qui plaident pour un partenariat « constructif » avec Google au nom d’un accroissement bien légitime de leur « visibilité ».
Pour autant les arguments mis en avant par Alexandre Laumonier (4) attestent d’une logique à courte vue qui sans autre ambition risquerait de se retourner contre ses promoteurs : ainsi le fait que les liens commerciaux n’existent pas « pour l’ instant » ou encore que Google « ne prenne pas de commission sur la vente d’un ouvrage » sont des logiques nécessairement caduques, et ce dans un futur très proche. Le modèle économique de Google est celui d’une agence média. Plus de 80% de ses revenus sont directement issus de son offre publicitaire (liens sponsorisés). Dans une économie numérique au sein de laquelle le web s’affirme comme un média de masse, la « monétisation » de l’ensemble des services offerts est inéluctable. Le lancement du tout récent Google Checkout, équivalent du site de paiement sécurisé PayPal, confirme qu’un droit d’entrée sera tôt ou tard prélevé par Google. Le seule question est : à quelle hauteur ?

Des usages en rupture
Les usagers lecteurs à l’heure du numérique ont à leur disposition les outils leur permettant d’assumer leur envie du moindre coût. Un site comparatif comme http://isbn.nu permet de choisir un livre à des coûts variant de 8 à 20 dollars pour des délais de livraisons allant de moins de 3 jours à plus de 8 semaines. La loi Lang repose en paix. Et la loi du prix unique du livre numérique ne la ressuscitera pas (cf le débat sur les clauses d'extra-territorialité de ladite loi).

Sous un autre angle, la résistance du livre à des modes de consommation « fractalisés » fait également figure d’inconnue. L’exemple emblématique étant ici celui de la musique en ligne : en un morceau, on retrouve un album ; en un album, un artiste. Consommer un morceau suffit à assimiler la production d’un « artiste ».  Peut-on consommer des livres « au chapitre », comme l’on consomme de la musique au « single » ? Bien entendu s’ils sont formatés pour.

Rupture des usages enfin du côté des libraires eux-mêmes qui se demandent légitimement dans quelle mesure les outils de recherche, constitués en autant de base de données ou d’entrepôts littéraires, peuvent prendre le relais, voire supplanter les acteurs actuellement dépositaires des seuls indicateurs reconnus pour le choix et la diffusion des textes : car les moteurs scannent, les moteurs vendent, les moteurs bradent, les moteurs font (ou feront) lire, mais jamais, à aucun moment, les moteurs ne lisent. (sauf à parler de lectures industrielles) A aucun moment ils ne sont ces primo-lecteurs, ces découvreurs, ces connaisseurs que sont les libraires et les éditeurs. Voilà pour le déjà lu déjà vendu. Mais qu’adviendra-t-il  des productions dont les ventes se situent en dessous de 5000 exemplaires, et pour lesquelles les librairies indépendantes sont décisives ?

Du service du livre au « livre-service »
Livropolis qui propose exclusivement et sur abonnement de la lecture en ligne sans téléchargement. Lekti-ecriture, « libre association de près de 40 éditeurs indépendants francophones », s’affirme comme une pluralité d’« espaces de l'édition indépendante réunis afin d'assurer une meilleure visibilité de leur catalogue auprès du grand public. »
Les « webcasts littéraires » de la SNCF (5) en partenariat avec l’éditeur Nouveau Monde proposant des extraits d’œuvres et quelques textes intégraux en télécharge
ment.
Pas un mois, pas une semaine ne passe depuis ce début d’année sans que de nouvelle lignes de mouvement ne viennent se dessiner en ouvrant de nouvelles marges de négociation ou de nouvelles lignes de rupture. Ajoutons à cela les quelques électrons libres tels les éditions Lulu.com et leur modèle d’impression à la demande qui pourraient très rapidement constituer un avantage stratégique pour les forces en présence, permettant aux libraires d’atténuer l’effet « fond de catalogue », et aux moteurs les réticences concernant la lecture « tout en ligne ».
A ces expérimentations, à ces modèles « alternatifs », s’ajoutent deux tendances de fond en terme de consommation de l’information que les libraires se doivent d’intégrer à leur effort de prospective sur les usages à venir. La première est celle de la personnalisation et de la géolocalisation. Déjà en vigueur dans l’offre de Google permettant à ses partenaires (éditeurs ou libraires) d’afficher un lien commercial vers leur boutique en fonction du lieu géographique depuis lequel aura été saisie la requête. A l’image de ce qu’il fît d’abord avec les pizzerias, Google propose désormais de « trouver les libraires près de chez vous ».
La seconde est celle de l’informatique nomade ou ambiante (« everyware ») qui annonce l’explosion d’un Internet Mobile et de modes de consultation/consommation à l’avenant. Sur 1001libraires, la géolocalisation "métier" (=trouver une librairie près de chez soi) est intégrée, même si elle contribue surtout à mettre en lumière les zones désertiques … En revanche la géolocalisation côté usager n'est pas du tout pensée (alors que les services de "chek-in du type de Foursquare sont, eux, plébiscités)
En ces deux domaines, des initiatives et des partenariats négociés sont encore possible sans qu’ils n’équivalent à autant d’assujettissements

4. UN MARCHE DE DUPE : LES RAISONS DE LA COLERE.

Les usagers de ces services sont pour l’instant aux prises avec un persistant mirage de service entretenant une totale illusion qualitative.
 
Gratuité ?
La gratuité d’un accès morcelé, la gratuité « vendue » à la publicité ciblée, est une baudruche, un leurre. A l’échelle des biens culturels, le modèle de la gratuité financée par la publicité n’a pas jusqu’à lors fait la preuve des vertus universalistes dont il se pare pourtant volontiers … Le mélange des genres et des marchés (de la presse et de l’armement s’il faut prendre un exemple parmi d’autres) donne assez peu de résultats probants.

Facilité de l’acte d’achat ?
Acheter n’est pas louer. Les vidéos « vendues » par Google sur son service éponyme ne sont visualisables qu’en ligne, une fois connecté au service Google. Impossible également de les graver ou même de les télécharger. Cet « achat » est donc dénué de toute appropriation. Il n’est qu’une location déguisée. Ce modèle pourrait être transposé au livre. Bingo 🙂 Ce modèle EST aujourd'hui transposé au livre. Cf les services "cloud" du Google et des autres où l'on n'achète qu'une consultation.

Numériser n’est pas organiser.
Le catalogue peut certes s’accomoder de nombre de marchandisations, mais il ne saurait être entièrement dépourvu d’un accès pensé et raisonné. Ce qui est pourtant le cas du service offert par Google, ou le seul critère de hiérarchisation est celui du nombre de clics. Plus un ouvrage est « accédé » au sein même du service, et plus il a de chances d’apparaître dans les premiers résultats. Soit une logique marketée de tête de gondole. La primauté non négociable d’une logique de classement purement comptable. Ajoutons que plus de 8 usagers sur 10 ne vont jamais au delà de la première page de résultats du moteur, ce qui revient à reléguer en un nouvel enfer l’immense majorité des ouvrages proposés.

Indexer n’est pas choisir et numériser n’est pas éditer.
Au lancement du service Google Books, les chiffres annoncés sur le nombre de pages effectivement numérisées furent aussi fantaisistes que désarmants. La numérisation elle-même (certes rapide) est  souvent bien loin de toute charte professionnelle (décalages, ombres, texte illisible du fait de la reliure …) La consultation est chaotique et clairement de moindre qualité que l’ensemble des autres projets de bibliothèque numérique (dont Gallica de la BNF n’est qu’un exemple parmi d’autres).

Autorité n’est pas notoriété. La lisibilité n’est pas soluble dans la visibilité.
Les moteurs de recherche par nature, et les grossistes du livre du fait de leur modèle économique, ne se soucient que de notoriété. Sites les plus accédés, ouvrages les plus vendus, auteurs les plus vendeurs. Le débat au cœur de  la numérisation des livres est celui de nos autorités. Libraires et éditeurs sont les garants d’une économie des autorités en face d’une avalanche de services ayant pour seule ambition et pour seul modèle économique celui de la notoriété. Economie des autoritativités serait plus juste.

5. Librairie et numérique : un métier, son centre et sa périphérie.

Les métiers, tous les métiers du livre, de l’enseignant au bibliothécaire, du libraire à l’éditeur, viennent, chacun à leur tour, se mirer dans ces miroirs déformants que sont les moteurs de recherche et leur alchimie numérique marchande. Le peu de recul que dont nous bénéficions en cette terra numerica montre qu’à chaque fois la compétence humaine est remise au centre du circuit de sélection, de diffusion et d’appropriation des contenus « culturels » : la formation à distance ne saurait se passer d’enseignement « en présentiel » ; la bibliothèque numérique n’est rien sans un plan de classement « raisonné ». De même, l’édition numérique devra savoir externaliser des services sans se priver de sa substance, de son cœur de métier. La librairie numérique indépendante à son tour, doit redéfinir le centre et la périphérie de son métier. A ce titre, le lancement de 1001libraires est un échec, parce qu'une reproduction de l'identique. Ce modèle (et le mode de raisonnement qui le sous-tend) ne tiendra qu'un temps (très court).

Le web est devenu un média de masse, tant du point de vue de sa portée que du temps qui lui est  accordé (6). Cette nouvelle massification des usages alliée à de nouveaux modes de consommation des biens culturels est assurément un rude coup porté au secteur de l’édition et de la librairie indépendante. Mais Google, dans l’histoire séculaire du livre et de la lecture est pour l’instant un épiphénomène.
Si la marchandisation de l’ensemble des biens et produits culturels selon un axe de consommation chaque jour plus technophile est inéluctable, elle ne condamne rien d’autre que des modes de pensée qui seraient à l’image des modes de consommation qu’ils critiquent : univoques, manichéens, monolithiques. Si les éditeurs et libraires n’ont plus guère le temps de l’analyse, ils ont encore celui de l’initiative. (rappel : nous sommes en 2006, aux balbutiements – à prise rapide – des services autour du livre numérique. 5 ans plus tard, ce temps de l'initiative est passablement distendu) Les moteurs leurs en laissent l’espace avec la possibilité offerte de promouvoir à une échelle inédite le formidable capital métier qui est celui de la librairie indépendante. Il est dommage qu'ils ne prennent cette initiative qu'en 2011, alors que presque toutes les cartes sont déjà distribuées. Et il est dommage que l'initiative ne soit que la transposition (maladroite) de leur métier dans le numérique.
Ce que propose Google aux grandes centrales de distribution et aux grossistes du livres c’est une concurrence acharnée avec à l’horizon, seulement deux perspectives : le partenariat sans conditions ou une disparition programmée.
Ce qu’offre Google aux libraires et aux éditeurs indépendants, c’est l’occasion de repenser le centre et la périphérie de leur métier.  Une offre qui, dans la temporalité numérique, ne se présente plus comme une chance mais comme un ultimatum.

Comment ?

Notamment …

En valorisant la fonction sociale et culturelle de la librairie indépendante. « Sure, books are still for sale, but the real "value" of a bookstore is now lies not in its merchandise, but in the intellectual or cultural community it fosters: in that respect, some bookstores are thus akin to the subscription libraries of the past.” (7) A l'analyse du lancement du site 1001libraires.com, la communauté "métier" est très très maigre, aussi bien en terme de librairies adhérentes qu'en terme – c'est là le plus important – de masse critique des avis et/ou conseils portés par ladite communauté métier, mais aussi en terme de communauté de lecteurs. Cette impasse communautaire dans laquelle s'engage 1001libraires me semble, aujourd'hui, être le principal problème du site.

En se positionnant fortement sur les nouveaux modes de lecture et d’appropriation des livres, au-delà de simples enjeux que posent les nouveaux dispositifs techniques de lecture : « Donner accès », « donner extrait » « faire catalogue » n’est pas « lire » et pas davantage « faire lire » ou « donner envie de lire ». Là encore, échec de 1001libraires, aucun nouveau mode de lecture, aucune nouvelle modalité d'appropriation n'est mise en avant.

En s’inscrivant davantage dans des communautés d’intérêt et de pratiques. Faire communauté pour aller à la rencontre de ce public-lecteur qui ne demande pas mieux que de tirer profit et parti du numérique comme un allié pour mieux retourner vers le livre. Pour « mieux » y retourner car c’est bien de qualité qu’il s’agit. La bataille du quantitatif à déjà eu lieu. Elle se continue entre quelques acteurs seulement. La bataille qui reste à gagner est celle du qualitatif. Là j'avoue que je m'étais un peu planté. La bataille du quantitatif continue, et là encore le fonds de catalogue (de 1001libraires) apparaît sous-dimensionné au regard des objectifs affichés et des attentes suscitées.

A ces seules conditions, et à bien d’autres sûrement, les libraires pourront garder une main sur la lisibilité (numérisation) et la visibilité (marchandisation) de leurs fonds. Et ce faisant, ne pas prendre le risque d’une dépossession totale ou partielle mais en tout cas non accompagnée des logiques de consultation qui ne se feraient plus que sur le site portail de la compagnie américaine.

S’il est déjà trop tard pour anticiper les soubresauts du numérique, il est encore temps de les penser, de leur donner forme, en accompagnant les usages nouveaux-nés ou restant à naître. A part quelques hérauts (dont on ne mesurera que plus trop tard l'imbécilité de ne pas les avoir nommé au ministère de la culture), à part, disais-je, quelques hérauts si utilement défricheurs et se positionnant comme il se doit, c'est à dire à l'interface de deux mondes, on ne peut qu'être frappé par la litanie de la reconduction des vieux modèles qui n'ont de sens que dans le maintien ou la reconduction d'un monde non essentiellement numérique (cf la loi sur le prix unique du numérique et ses clauses d'extra-territorialité, cf les accords de gré à gré entre maxi-éditeurs et monstro-moteurs qui empêchent d'avancer sur l'écosystème global, cf aussi l'incapacité structurelle des acteurs à penser leur métier de manière disruptive, cf tout un tas de trucs donc)

Pour approfondir …

La lecture de ces quelques sites apportera les compléments d’information et d’actualité indispensables à ces réflexions. Les deux premiers sont consacrés à l’actualité de l’édition numérique et le dernier à celle des moteurs de recherche (notamment). Nombre des exemples cités dans cet article sont extraits de ces sources.
-    La feuille : http://lafeuille.blogspot.com
-    Nouvolivractu : http://nouvolivractu.blogspot.com
-    Affordance : http://www.affordance.info

NOTES

(1) Le service payant de fourniture de la British Library (British Library Direct : http://direct.bl.uk ) vient de passer un accord avec Google pour permettre à celui-ci de mettre en place dans Google Scholar des liens directs vers les neuf millions d’articles numérisés par la British Library.

(2) http://booksearch.blogspot.com/2006/07/from-mail-bag-four-book-views.html

(3) médiatisée par Chris Anderson dans Wired, la théorie de la longue traîne remplace  l’ancienne règle voulant que 20% des produits représentent  80% du C.A. Amazon réalisant par exemple plus de la moitié de son C.A. sur des produits en fond de son catalogue.

(4) Libération, Mercredi 07 juin 2006. « Les petits éditeurs votent Google ». http://www.liberation.fr/page.php?Article=388105

(5)  30 à 40 minutes téléchargeables, écoutables sur des baladeurs numériques. Le site propose également des titres en version intégrale. http://www.sncf.com/webcast-litteraire/index.htm 

(6) http://www.online-publishers.org/?pg=eyes_rsrch&dt=ppt

(7) http://www.futureofthebook.org/blog/archives/2005/12/the_future_of_t_4.html

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