Le filtre.
Voilà déjà quelques années qu'avec d'autres plus illustres, je développe l'idée selon laquelle le web se "referme" autour de noeuds toujours plus centraux qui contraignent nos logiques de navigation, au service d'une économie de l'attention toujours plus gourmande. C'est, entre autres, le point de convergence entre la théorie d'Eli Pasiser (filter-bubble), celle des jardins fermés (walled gardens) de Tim Berners Lee et, plus modestement, celle des autarcithécaires de votre serviteur, chacune de ces approches permettant de circonscrire une vision géopolitique des différents "empires" du web. Une approche qui est en passe de devenir une grille de lecture mainstream et qui repose l'éternelle question des corporations du filtre et de la schizophrénie qui les saisit lorsqu'elle doivent choisir entre des routines d'autorité ou de popularité. Si indexer et documenter le monde, ses documents, ses lieux, son histoire mais également les humains et les objets qui le constituent reste l'objectif, le choix entre exhaustivité et sélection n'est toujours pas tranché, pas davantage que ne l'est le subtil dosage entre l'algorithmie indispensable et la part humaine de recommandation qui semble encore (mais jusqu'à quand ?) nécessaire, entre ranking éditoriaux fermés (propriétaires) et graphe de contenus ouverts.
Une seule chose semble certaine : notre champ de vision (search results) se rétrécit – exemple frappant – à l'unisson de la réduction stéréotypique de notre champ de requêtage (search requests).
Pour résumer, on peut affirmer que personnalisation – voir la récente démonstration de Béatrice Foenix-Riou – et captation (de l'attention) sont les deux mamelles de l'uniformisation. Soit "le web, un point c'est tout ?"
You press the button … we do the rest.
Bref encore, l'histoire d'un web pousse-bouton. Si tant est que l'histoire des technologies ne fut jamais autre chose.
(Brevet Kodak : 4 septembre 1888 … Source : http://www.patentplaques.com/blog/?p=128)
Le bruit.
A l'échelle de la courte histoire de l'internet et du web, je fais ici l'hypothèse que l'essor des sites ou écosystèmes conversationnels (Twitter au premier rang et les réseaux dits "sociaux" en seconde intention) s'explique pour partie par le fait qu'ils constituent une alternative au recentrage imposé par les acteurs dominant du search et la diminution tout aussi contrainte de l'étendue des résultats de recherche (diminution à laquelle il faut ajouter la standardisation contrainte des requêtes, via Google suggest ou Google instant search par exemple). Ce fut déjà le cas pour les premiers forums usenet qui, devant l'indigence des moteurs de recherche de l'époque et la relative limitation des possibilités de navigation (= nombre de sites réellement disponibles versus nombre de sites effectivement indexés), permettaient aux internautes de nourir des conversations et de signaler des sites relativement confidentiels ou inaccessibles par des recherches classiques. Actuellement, l'un des forums les plus consultés (doctissimo) regorge également de liens vers des sites devenus inaccessibles depuis l'échangeur presque unique de l'autoroute de l'attention, c'est à dire la 1ère page de Google.
L'écosystème Twitter avec sa propre logique d'indexation (hashtags) et la souplesse de son graphe (on peut suivre sans forcément être suivi et réciproquement) donne une amplitude maximale aux liens signalés et, par l'effet stochastique qui organise les différents points de son graphe, permet à des individus d'avoir accès à des ressources / liens dont ils n'auraient pas pu avoir connaissance à l'intérieur d'un graphe plus fermé (sérendipité). Mieux, même s'il faut, à long terme, déplorer l'usage systématique de raccourcisseurs d'URL, lesdites adresse raccourcies en masquant la lisibilité de l'adresse, titillent notre curiosité et nous entraînent souvent à cliquer là où la consultation d'une URL classique nous aurait déjà renseignée sur notre destination et donc peut-être découragés d'en suivre le chemin.
Si les raisons du succès de Twitter sont naturellement nombreuses et relativement insaisissables (Twitter n'a rien "inventé, il n'a fait "que" proposer un écosystème réunissant et favorisant les usages connectés mobiles, la géolocalisation, l'indexation sociale – hashtags – le côté réseau social – followers, etc.), il est en revanche arrivé dans un moment "historique" où l'ensemble des acteurs majeurs du web tentaient, chacun à leur manière, de renforcer l'effet de bulle attentionnelle, se posant ainsi comme un exutoire autant que comme un échapatoire possible ; comme la possibilité offerte d'une découverte renouvelée, qui se nourrit de FOMO** autant que de vrai Verbe.
** FOMO (Fear Of Missing Out = peur de manquer quelque chose)
Pour reprendre une notion empruntée à l'analyse de Danah Boyd des réseaux sociaux ("commuter towns" et "white flights", pour plus d'explications, voir ce billet), Twitter est pour l'instant une "commuter place" qui se pose en alternative aux "commuter towns". Pour Danah Boyd, les commuter towns désignent "des endroits plus résidentiels et fortement connectés en termes de transports urbains" dans lesquels la sociologie a montré que les population blanches migrent progressivement ("white flights") pour fuir les populations immigrées d'autres communautés urbaines". Danah Boyd reprend cette notion pour proposer une sociologie des réseaux sociaux comme autant de "commuter towns". Facebook, Google+, LinkedIn, Viadeo et les autres sont des "villes d'échange" constituées : avec leur économie, leurs centres névralgiques, leurs lieux incontournables, leurs règles sociales édictées, leur plan de circulation, leurs avenues et leurs impasses. Ils sont des villes déjà architecturées.
A l'inverse, Twitter à l'heure actuelle peut être vu non comme une ville mais comme un simple "endroit" d'échange, un simple "lieu de transfert" ; il n'est pas peuplé de résidents mais d'habitués ; il n'est pas habité mais fréquenté ; on n'y habite pas, on s'y retrouve. Twitter est la part d'urbanité manquante des grandes mégalopoles du web.
Le bruit du filtre.
Je pense que l'un des mouvements structurant pour l'évolution du web ces prochaines années sera celui qui verra 2 logiques s'affronter : celle du renforcement de bulles attentionnelles soumises aux contraintes et aux lois du marché d'une part, et celle d'écosystèmes favorisant l'entropie et donnant davantage de densité et de représentativité aux liens faibles. Ce qui fut – déjà – le pari "conversationnel" du web dit 2.0 et qui s'incarne aujourd'hui avec l'enrichissement que le web-média lui procure autant qu'il le sature.
Salut Olivier,
Bon retour.
Pas très convaincu par la démo. Je crois au contraire que Twitter est un facteur important de la Filter Bubble. Ce que montre le billet de B. Foenix-Riou, c’est que Google enferme ses résultats à cause de l’intégration des données de son réseau social.
Ainsi le succès des médias sociaux ne s’explique pas par la personnalisation, c’est bien plutôt l’inverse.
Attention à ne pas trop donner au Web des moteurs de recherches et aux réseaux sociaux une importance disproportionnée : professionellement (dans le milieu juridique), nos recherches d’information se font à 90% hors google mais dans le web invisible (base de données payantes…); de même notre veille juridique ne peut se faire efficacement sur twitter mais en utilisant des outils professionnels (newsletter payante…); l’outil « papier » reste important également. c’est un point important car les personnes utilise en grande partie internet pour leur profession…hors, je déconseille fortement à un juriste de chercher une réponse juridique sur l’internet libre(surtout par google) alors qu’il dispose d’encyclopédie en ligne parfaites (et la problématique de la recherche dans ces encyclopédie est un enjeu beaucoup plus majeur que de savoir ce qui apparaît dans la première page de résultat de google)