Pourquoi n’y a-t-il pas de bouton « sauver le monde » ?

Au lendemain de cette nouvelle vague d'innommable, c'est une question posée à Beyrouth, mais qui aurait pu l'être aussi en Cisjordanie, en Israël, en Tunisie, au Moyen-Orient, dans certains pays d'Asie également, dans tous ces pays qui sont la cible d'attentats aveugles, dans tous ces pays qui vivent, eux, une guerre au quotidien. Cette question :

"Pourquoi Facebook n'a pas créé de bouton "Safety Check" pour nous ?"

Lancinante. Poignante. Et la réponse, rapide, de Mark Zuckerberg :

"De nombreuses personnes nous ont demandé à raison pourquoi nous avons activé le Safety Check pour Paris mais pas pour les attentats à Beyrouth ou dans d’autres endroits. Jusqu’à hier, notre politique était de réserver le Satefy Check aux désastres naturels. Nous venons seulement de changer celle-ci et prévoyons désormais d’activer le Safety Check dans davantage de cas de désastres humains."

Les réseaux sociaux sont ainsi. Utiles. Réactifs. Supports modernes de la narration qui permet l'appropriation, l'empathie. Hier #JeSuisCharlie, aujourd'hui #JeSuisEnTerrasse, #JeSuisParis. Et demain ? 

Les réseaux sociaux sont ainsi. Leurs fonctionnalités permettent de répondre aux catastrophes naturelles. Et désormais donc aux "désastres humains."

Les réseaux sociaux sont ainsi. Chacun peut y voir des choses à titre individuel mais l'imaginaire collectif est borné par leurs CGU, elles-mêmes bornées par leurs enjeux économiques. Leur mur efface les migrants

Vendredi, c'est Safety (Check).

Toutes celles et ceux qui se trouvaient loin de Paris mais y connaissant des proches ou même de lointains amis en ont fait l'expérience : les yeux rivés sur le compteur du Safety Check, le soulagement de voir certains noms y apparaître, l'interminable attente de ceux qui n'y figuraient pas. Ces amis auxquels on pensait. Et ceux auxquels on avait oublié de penser. Sur environ 500 de mes "amis facebook", dont des vrais, dont des proches, le Safety Check m'indiquait la liste traumatique de près de 200 d'entre eux géolocalisés dans la capitale : des proches bien sûr, dont j'avais déjà pris ou obtenu des nouvelles, mais aussi des étudiants, des "connaissances". Si un jour j'ai le malheur de me trouver sur les lieux d'un attentat ou d'une catastrophe naturelle, Facebook n'aidera pas mes proches : j'ai choisi comme lieu de résidence virtuelle le Pérou, j'ai étudié la flûte de Pan et j'exerce le métier de femme de chambre.

Perou

Bricolage émotionnel ou nécessité de dire l'indicible ?

J'ai beau tricher avec les informations que je confie à Facebook, j'ai aussi une certitude. Celle de la place centrale, vitale qu'ont déjà pris et que continueront de prendre ces plateformes planétaires de médiation et de remédiation, devenues pour un temps, celui de l'émotion, des plateformes de résilience, outillant l'empathie comme Mr Bricolage équipe nos salles de bains.

Des plateformes seules capables d'apporter des réponses aux plus triviales comme aux plus vitales de nos questions, de nos interrogations. "As-tu pensé à prendre le pain ?" "Es-tu encore en vie ?" La réponse avant la question.

Des plateformes de mots, une catharsis individuelle et collective, une parole qui circule, souvent, c'est vrai, trop souvent avec des tombereaux de haine, parfois aussi avec cette justesse qui ne peut que vous arracher des larmes.

Alors bricolage émotionnel de la photo de profil bleu blanc rouge comme nouveau service minimum du slacktivisme ou possibilité offerte et nécessaire de permettre à certains de dire l'indicible et, ce faisant, de permettre à tous de se grandir à l'aide de ces paroles partagées ? Les deux. Probablement, certainement les deux. Ne surtout pas commettre l'erreur de jeter le bébé avec l'eau du bain, de jeter le spam, les trolls, les mesquins, les haineux avec le flot des paroles justes, des paroles magnifiques que nous n'aurions jamais pu entendre, jamais pu lire, jamais pu voir sans ces plateformes. Et puis oui bien sûr, c'est ce soir là que Twitter (et d'autres) ont sinon mérité le nom du moins réellement joué leur rôle de réseau social.

"Es-tu encore en vie ?"

Voilà la question que nous étions probablement des milliers à nous poser vendredi soir vers 23h en regardant défiler le compteur du Safety Check. Les gouvernements de chaque pays disposent de leur côté d'un certain nombre de procédures d'urgence. Nous en avons encore l'autre soir eu la triste démonstration : plan d'aide aux victimes, mobilisation des services hospitaliers, plans Vigipirate, mais aussi dans d'autres contextes, plans Hors-Sec pour inondations, plan canicule, etc. Si un dispositif est mis en place pour venir en aide aux victimes d'une catastrophe naturelle, si ce dispositif est fonctionnel, n'importe quel gouvernement le mettra également en place "en cas de désastres humains". L'inverse serait aberrant. 

Facebook n'est pas un gouvernement. Facebook a dû attendre d'être interpellé pour indiquer que :

  • le "Safety Check" était initialement prévu pour des catastrophes naturelles
  • il a été, sur l'initiative d'un seul homme (Mark Zuckerberg) activé pour le "désastre humain" des attentats de Paris
  • il ne l'a pas été pour son équivalent à Beyrouth
  • c'est dommage
  • ça ne se reproduira plus.
  • Ou en fait peut-être que ça se reproduira en cas de nouveaux "désastres humains". En fait on n'en sait rien.

On n'en sait rien parce qu'il y a cette dernière phrase. Cette putain de dernière phrase. Probablement la plus glaçante :

"nous prévoyons désormais d’activer le Safety Check dans davantage de cas de désastres humains."

Vous le "prévoyez" ?? Dans "davantage" de désastres humains ? "Davantage" ?? Pas dans tous les cas de désastres humains ?  Mais quel sera le seuil d'activation ? Pourquoi dans certains cas et pas dans d'autres ? Systématiser le Facebook Safety Check serait un problème ? Y aurait-il un risque de le banaliser ? Est-ce un moyen, un de plus, d'affirmer le règne d'une toute-puissance qui assied sa force sur la part d'aléatoire qu'elle se réserve comme un nouveau "fait du Prince" ? "Davantage" ? C'est vrai que Facebook n'est pas une ONG.

Et maintenant posons une double question : 

  • Pour retrouver, localiser les victimes, rassurer efficacement les familles et les proches, existe-t-il des dispositifs plus rapides, plus efficaces que ceux mis en place par les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux en cas de catastrophe naturelle ? La réponse est non.
  • Pourquoi ces dispositifs sont-ils les plus efficaces ? Parce nous sommes pleins à être inscrits dessus. Bien sûr. Parce que nous passons beaucoup de temps sur ces plateformes. Bien sûr. Parce que ces plateformes disposent de plein de données précises sur nous (géolocalisation en l'occurence + indications "déclaratives" lorsque nous remplissons nos profils). Bien sûr.

Problème : de l'aveu même de ces plateformes, elles n'activeront lesdits dispositifs qu'à leur seule discrétion. C'est en tout cas ce qu'il faut comprendre dans la phrase : "nous prévoyons désormais d’activer le Safety Check dans davantage de cas de désastres humains."

Alors que faire ? Trois possibilités. Pas une de plus.

  1. Soit on nationalise Facebook, Google et Twitter.
  2. Soit on accepte cet arbitrage arbitraire.
  3. Soit on déploie, à l'échelle d'états, de métropoles, de collectivités, des fonctionnalités équivalentes.

La 1ère et la 2nde solution ne sont ni satisfaisantes ni réalistes. Et vous risquez de me dire que la 3ème est irréaliste, parce qu'aucun état, collectivité, région, ville, territoire, n'a la puissante attentionnelle de Facebook, ni son public. Ce n'est pourtant pas le problème. Le problème n'est pas non plus celui de l'algorithme "propriétaire" qu'il faudrait rendre public. En l'occurrence, ledit algorithme (celui du Safety Check ou d'autres dispositifs de signalement et de localisation des victimes) n'est pas si compliqué que cela à mettre en oeuvre. Non le problème, le seul, ce sont les données. Ces données (et méta-données) que nous confions sans (trop) sourciller à Facebook / Google / Twitter, soit parce que nous n'avons pas le choix, soit parce que nous ne nous en rendons même plus compte, soit parce que nous nous en foutons éperdument.  

Si des états, des métropoles, des collectivités, des territoires disposaient de ces données, qui ne sont pas celles de Facebook mais les nôtres, si des états, des métropoles, des collectivités, des territoires, à défaut de disposer de ces données pouvaient a minima en réclamer certaines à Facebook, alors n'importe quel état, collectivité, métropole, territoire devant chaque catastrophe naturelle ou chaque acte terroriste pourrait déployer, systématiquement et dans un cadre prévu par la loi, des dispositifs probablement "plus" efficaces que ceux de Facebook parce que plus ciblés. Et surtout, surtout, les règles du jeu seraient claires et permettraient de gommer cet angoissant autant qu'écoeurant aléatoire : 

"nous prévoyons désormais d’activer le Safety Check dans davantage de cas de désastres humains."

Il est possible de veiller sans surveiller.

Alors vous allez me dire : "non mais si un état ou une collectivité se met à disposer des mêmes données que Facebook, ce serait pire que la pire des sociétés Orwelliennes, pire que la pire des pires lois d'exception permettant une surveillance globale." Oui mais non. Car il ne s'agit pas de l'ensemble des données détenues par Facebook mais pour l'essentiel des données déclaratives, données dont disposent par ailleurs partiellement ou en totalité nombre de services et d'administrations publiques (les impôts, la sécurité sociale, etc.).

Des données qu'il faudrait enfin réellement ouvrir (Open Data), des données pour lesquelles il faudrait enfin commencer à inventer une réelle ingénierie sociale.

Que peuvent des lois d'exception contre la banalité du mal ?

Bien sûr tout cela ne se fera ni naturellement, ni simplement. Parce qu'il y a aussi toute une ingénierie démocratique qui reste encore à penser, à inventer et à mettre en oeuvre. Mais quelques jours après ce nouveau massacre, quelques semaines ou quelques mois avant que le prochain n'intervienne hélas, il est juste dommage que le politique n'envisage pas d'autres ingénieries que celles de la surveillance et des lois d'exception.

J'aurais rêvé qu'un gouvernement, a fortiori "de gauche", à côté des mesures annoncées et que je m'abstiendrai de commenter, j'aurais rêvé que ce gouvernement annonce qu'il allait, aussi, réfléchir à ce que le numérique autorise, j'aurais aimé qu'il regarde le monde comme il est, qu'il voit et qu'il comprenne ce qui depuis plus de 48 heures est en train de se jouer sur les réseaux sociaux, pas simplement au niveau du "Security Check" mais surtout au niveau de la documentation du réel, du partage de l'empathie, de la verbalisation de l'émotion, de la constitution de l'imaginaire partagé d'une collectivité humaine qui n'est pas réductible à la seule idée de nation, j'aurais aimé qu'il comprenne que la vraie réponse au terrorisme, en tout cas à la terreur, est probablement autant de ce côté-là que du côté des mesures et des lois d'exception.

J'aurais aimé entendre un président de la république souligner à quel point ce qui depuis plus de 48 heures circulait sur Facebook, sur Twitter ou ailleurs, tous ces mots, tous ces textes exhumés d'un lointain passé pour mieux éclairer notre présent, tous ces témoignages aussi, j'aurais aimé qu'il dise à quel point cela comptait pour accompagner et dépasser "l'état de choc" que "la nation" a "ressenti".

J'aurais aimé, à cette occasion, entendre de la bouche d'un seul député, d'un seul élu, que le numérique était d'abord une ingénierie sociale et que la responsabilité du politique était de s'en saisir, d'y mettre les mains, de l'outiller, de lui permettre d'éclore.

Pourquoi n'y a-t-il pas de bouton "sauver le monde" ?

Je ne sais pas. Mais je sais que le contrôle, public et transparent, de données publiques, pourrait permettre de sauver du monde.

Je sais que dans certaines métropoles, dans certains états, dans certaines régions du monde, ces nouvelles ingénieries sociales sont en train de naître, et qu'elles n'attendront pas le politique.

Je sais que depuis ce vendredi 13 novembre 2015 à 21h, ce sont Facebook et Twitter qui ont permis à la communauté nationale de s'étreindre, de se sublimer, de partager des mots et des émotions, et surtout, surtout, de trouver des réponses, de trouver des explications, de réfléchir à des solutions, pendant que, une fois l'urgence passée, le politique gérait l'exception, frappait une nouvelle fois en Syrie, proposait d'accroître un arsenal répressif et législatif dont l'inflation constante lors des 10 dernières années n'a jamais permis d'apporter la moindre solution concrète à la lutte contre le terrorisme.

Je sais que ce n'est pas la première fois que ces plateformes jouent ce rôle et que ce ne sera pas non plus la dernière. 

Je sais qu'à chaque fois, qu'à chaque nouveau drame, nous prenons davantage l'habitude de leur laisser jouer ce rôle. Nous en devenons davantage dépendants. Pour de bonnes et de mauvaises raisons.

Et je sais qu'à côté de cette dépendance, dans son sillage, la parole politique achève de se dissoudre et de s'auto-discréditer. Parce qu'elle regarde ces échanges comme des diversions, comme des épiphénomènes, comme des remédiations temporaires. Alors que la parole et l'action politique devraient accepter de regarder ces échanges pour ce qu'ils sont : la possibilité d'un renouveau de la parole et de l'action publique. Probablement la dernière possibilité.

Je sais enfin, du moins je crois, que même si le crédit doit en être rendu à ces plateformes, laisser cela, laisser la possibilité de ce lien social à ces seules plateformes serait une erreur historique. Parce qu'il y a urgence. L'urgence de poursuivre la banalité de nos existences en dehors du sentier trop balisé de leurs seules CGU ou de l'arbitraire du code qui leur sert de loi.

J'aurais aimé, plutôt que des lois d'exception, que le politique regarde la banalité du monde, la banalité des ces échanges, sur les réseaux. Parce que les événements de vendredi soir n'ont malheureusement plus rien d'exceptionnel, ils disent la banalité du fait terroriste qui s'attaque à la banalité de nos existences.

<Mise à jour> je découvre à l'instant que Martin Lessard vient de publier un billet plus court et plus clair que le mien sur le même sujet. Traduit par Slate.fr, ce billet apporte également d'intéressants éclairages sur l'évolution probable des fonctions de réassurance telles que le Security Check de Facebook ou le Person FInder de Google.

A lire également le rebond d'Hubert Guillaud sur Internet Actu.

</mise à jour>

 

 

5 commentaires pour “Pourquoi n’y a-t-il pas de bouton « sauver le monde » ?

  1. Je découvre à l’instant ton billet plus long et plus complet que le mien sur le même sujet!
    Parmi les options que tu offres, je n’en vois qu’une seule (a) nationaliser Facebook, Google et Twitter. Ou plutôt, en faire des succursales nationales. Les autres options (b,) Laisser-faire et (c) dupliquer les services sont voués à l’échec
    Ce qui s’est passé, c’est que les plateformes envahissent toutes les sphères abandonnées par l’État, dépassé et en recule sur tous les fronts.
    L’option que je propose dans mon billet est une forme d’entente d’ « égal à égal » où la firme (pesant 1,5 G abonnés) et les pays trouveront un terrain d’entente pour un « service minimal ». Un peu comme pour les telcos, les chaînes télé ou radios, avec leurs quotas…

  2. Et je rajoute que tu touches un point en précisant que ce ne sont pas « les données de FB » mais bien _nos_ données. De la même façon que « nos » matières premières ou « nos » ondes n’appartiennent pas entièrement aux corporations (souvent étrangères), il faudra bien un jour ou l’autre établir la valeur d’échange.

  3. tout n’est pas si rose…si les attentats se multiplient c’est aussi malheureusement que l’idéologie dévastatrice qui transforme certains être humain en psychopathe circulent bien plus vite via ces mêmes réseaux sociaux…et atteigne des cerveaux pas forcément autant aguerrie que le vôtre ou celui de vos lecteurs…

  4. Une remarque en complément de mon rebond : http://www.internetactu.net/2015/11/17/safety-check-par-qui-souhaitons-nous-etre-proteges/
    Sur quelles données pourrait s’appuyer un service public de ce type hors FB ? On voit bien que les données déclaratives dont disposent les administrations ne sont pas du même ordre et de même nature que celles dont dispose FB et consorts. Les administrations n’ont pas notre IP et notamment pas notre IP « habituelle » (notamment parce qu’on s’y connecte pas aussi souvent que sur nos réseaux sociaux). Ils n’ont pas non plus accès à nos graphes sociaux. Or ce sont ces 2 éléments qui permettent à FB de proposer le SafetyCheck.
    Il est d’ailleurs intéressant de regarder le projet France Connect – http://etatplateforme.modernisation.gouv.fr/ – qui est en train de se préciser, pour constater que pour l’instant le projet est très très éloigné de cela et vise surtout à favoriser le consentement au transfert de données entre administrations via l’utilisateur.

  5. Bonjour,
    Chouette billet.
    Je pense que la passion pour « l’exceptionnel » plutôt que le « banal » vient de nos « lunettes ».
    Il m’avait été raconté qu’en école de journalisme était enseigné « qu’un train qui arrive à l’heure » n’est pas une « nouvelle » mais un train en retard, oui.
    C’est inhumain de raisonner comme ça mais les journaux le font. Les politiques le font aussi (du coup) pour ne pas être filtrés par les lunettes journalistiques.
    Et nous, pauvres spectateurs, ne voyons le monde que via ces lunettes qui nous assènent des catastrophes sans fin.
    Il y a quelques tentatives de journalisme positif mais le problème fondamental demeure.
    (Je ne sais d’ailleurs pas dans quelle mesure cela n’aide pas au succès des déclinologues).
    Pour revenir à votre billet : il n’y a pas que les politiques qui devraient examiner ce qui se dit sur les réseaux sociaux mais aussi les medias, pour comprendre pourquoi c’est si différent de ce qui est « à la télé » (pas des faits différents mais des échanges différents, plus positifs, etc …)
    a+
    Bigben

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