Vous vous souvenez de ma petite blague sur le renoncement de Google à sa régie publicitaire et aux liens sponsorisés ? Sinon, rattrapage ici.
Une étude, relayée par le blog du modérateur (version complète en .pdf) fait état d'un résultat que je trouve assez stupéfiant en termes de "litéracie" (compétences) numérique : lorsque les gens (qui ont "l'habitude" d'utiliser internet et les moteurs de recherche) sont confrontés aux 3 premiers résultats du moteur Google (des liens sponsorisés donc) et qu'on leur demande quelle affirmation correspond à ces 3 résultats en leur laissant le choix parmi les 3 possibilités suivantes :
- Ces liens sont sponsorisés, on a payé pour apparaître ici (publicité)
- Ces liens sont les trois meilleurs résultats de recherche (pertinence)
- Ces liens sont les trois pages préférées des internautes (popularité)
et bien … 49% seulement cochent la première réponse. Ce qui voudrait donc dire que plus de la moitié des adultes ne savent pas que ces liens sont directement issus de la régie publicitaire de Google (même si, je vous l'accorde, la formulation des réponses est un peu foireuse étant donné que ces 3 premiers résultats peuvent, aussi, être les "3 meilleurs" ou les "3 préférés"). Mais quand même. 50% ne savent pas qu'il s'agit de liens publicitaires.
Si ces résultats m'ont étonné c'est parce qu'il y a 11 ans, alors que je bloguais sur Urfist Infos, une étude du Pew Internet datée de février 2005 indiquait que seulement 1 personne sur 6 était consciente de l’existence de liens sponsorisés et d’informations commerciales dans les résultats des moteurs de recherche. Rappel, en 2005, Google avait à peine 7 ans, il en a aujourd'hui 18. Adwords (la régie publicitaire) a de son côté été lancée aux Etats-Unis en 2000. 74% ne savent pas qu'il s'agit de liens publicitaires.
C'est à dire – à supposer que les 2 études soient comparables dans leur panel et leur méthodologie – qu'en un peu plus de 10 ans, nous serions passés de 74% à 50% de personnes ignorant la présence de liens publicitaires, c'est à dire ignorant la manière dont fonctionne un moteur de recherche et plus globalement l'économie du net (gratuit financé par la pub). Etonnant et troublant.
Cet obscur objet de la requête.
Pour mémoire (et pour comprendre la suite), Andrei Broder, dans un article de 2002 mais qui fait toujours référence ("A Taxonomy of Web Search"), distinguait trois types de requêtes :
- Requêtes navigationnelles (dont l'intention immédiate est d'atteindre, de trouver un site particulier)
- Requêtes informationnelles (dont l'intention est de trouver de l'information sur un sujet, cette information pouvant être présente sur plusieurs pages ou sites)
- Requêtes transactionnelles (requêtes "commerciales" : réserver un billet de train, d'hôtel, passer une commande en ligne, etc …)
Je n'ai pas trouvé d'études récentes sur la manière dont ces 3 catégories sont distribuées (= quel est le pourcentage de chacune) mais il est clair que si le modèle de régie publicitaire du début des années 2000 tournait principalement sur les requêtes transactionnelles, il est aujourd'hui opératoire sur l'ensemble de ces trois catégories.
Comme il est clair que la part des résultats "organiques" (= non publicitaires) à tendance à décroître voire à disparaître complètement sur certains terminaux (smartphones) et grâce / à cause de l'apparition et de la montée en puissance de la synthèse vocale dans la manière dont nous interagissons avec les moteurs de recherche.
Le fait est que Google (et les autres) ont tout intérêt à ce que les gens ne fassent pas la différence entre un résultat de recherche organique et un résultat de recherche sponsorisé.
D'abord parce que cela leur permet de tenir leur promesse marketing des "liens publicitaires contextuels et pertinents" ("Ads Are Content"). Souvenez-vous :
"Pour Google, Omid Kordestami déclarait : "Ads are content". Le contenu, c'est la publicité. Pour Microsoft, Don Dodge indiquait : "Search is a commodity. Ad serving is the business." Et autres "temps de cerveau disponible"."
Et ensuite parce que cela rend plus indolore et moins polémique la disparition progressive mais inexorable des liens organiques et leur grand remplacement par le tout publicitaire (voir encore "l'avènement de l'arbre de Noël publicitaire" avec l'ajout d'un 4ème lien Adwords en position premium).
Une autre étude relayée cette fois par le site Arobasenet, s'intéresse à ce que les utilisateurs qui connaissent l'existence de liens sponsorisés pensent de leurs vices ou de leurs vertus au regard des résultats organiques. En gros, une écrasante majorité (70%) disent préférer cliquer sur un lien organique plutôt que sur une publicité (aussi bien dans le cas de requêtes informationnelles que transactionnelles), ils trouvent aussi (60%) que les liens organiques sont plus pertinents que les liens publicitaires, et ils n'aiment pas du tout les pratiques de "remarketing" ou de "retargeting".
Dans ce cas que penser des 50% d'adultes mentionnés dans la 1ère étude citée dans ce billet et qui ne connaissent ou n'identifient pas l'existence de liens publicitaires ?
A la recherche des requêtes perdues.
Voilà des années que toute la stratégie de Google consiste à nous déposséder progressivement et systématiquement du contrôle de nos requêtes pour pouvoir nous aiguiller vers les résultats les plus directement monétisables dans le cadre de sa régie publicitaire. Il s'y emploie de deux manières : en rendant de plus en plus inaccessible (et parfois impossible) l'accès aux paramètres de recherche avancée (ou en en supprimant carrément certains), et en déployant des fonctionnalités (Google Suggest, Google Instant Search) qui nous affichent des réponses avant que nous n'ayons eu le temps de poser notre question.
Et chacune de ces nouvelles expérimentations va – hélas – dans le même sens : fin Janvier il testait la "suggestion" de requêtes les plus "tendances" (Google Trends) en cours de frappe (tout en expliquant qu'il s'agissait en fait d'un simple bug …), et là c'est Numérama qui nous apprend qu'il teste l'affichage des liens en noir au lieu du bleu original sur ses pages de résultats. Difficile de croire qu'il s'agit là d'une simple recherche "d'élégance" typographique. Plus probablement – pure hypothèse ceci dit moi non plus je n'en sais évidemment rien … – plus probablement un moyen de tenter de gommer le repérage cognitif naturel du lien hypertexte (le truc en bleu et souligné) pour davantage garder le contrôle du clic et ainsi garder les internautes au sein de ses pages de résultats, lesquelles pages (grâce notamment au Knowledge Graph) suffisent de plus en plus souvent à "répondre" à la requête.
1 lien organique de perdu, 10 liens sponsorisés retrouvés.
Il y a 11 ans, le fait 74% de gens ne sachent pas ce qu'est un lien sponsorisé traduisait surtout un manque "d'acculturation". Aujourd'hui, le fait que 50% de gens n'identifient pas les liens sponsorisés ou pensent qu'ils sont d'abord là parce qu'ils sont les plus pertinents, traduit surtout un manque de possibilité(s), et donc une forme de renoncement. Un échec collectif également, qui dépasse le seul succès du modèle économique des régies publicitaires.
A ce titre je serai beaucoup moins optimiste que le camarade Dominique Cardon dans la conclusion de son (remarquable) livre, "A quoi rêvent les algorithmes" lorsqu'il écrit :
"Comme les GPS dans les véhicules, les algorithmes se sont glissés silencieusement dans nos vies. Ils ne nous imposent pas la destination. Ils ne choisissent pas ce qui nous intéresse. Nous leur donnons la destination et ils nous demandent de suivre "leur" route."
Je partage davantage les lignes suivantes :
"La conduite sous GPS s'est si fortement inscrite dans les pratiques des conducteurs que ceux-ci ont parfois perdu toute idée de la carte, des manières de la lire, de la diversité des chemins de traverse et des joies de l'égarement."
Faire une recherche d'information aujourd'hui sur le ouèbe (enfin sur un moteur de recherche, donc sur Google, parce que bon Facebook je vous en parle même pas), faire une recherche d'information aujourd'hui sur le ouèbe c'est un peu comme se retrouver dans un pays étranger avec une carte n'indiquant que les MacDonalds et les stations services. Certes cela permet de se nourrir et de poursuivre son chemin mais …
La question n'est plus tellement de savoir si nous pouvons encore reprendre la main sur nos requêtes. Il est en partie déjà trop tard et même si nul écosystème n'est immortel, la dépendance du ouèbe distribué au grand centralisateur qu'est Google est trop bien installée pour être revue à la baisse dans un délai raisonnable. La question qui reste, et qui compte, est donc celle de savoir de quelle manière nous pouvons contraindre ces écosystèmes à davantage de transparence dans la partie algorithmique qui relève d'un processus classique d'éditorialisation. Une question maintes fois abordée sur ce blog mais dont l'actualité politique récente nous fournit chaque jour de nouvelles preuves (notamment avec les polémiques autour du rôle de Facebook dans la campagne de Donald Trump … je vous en reparle dans un prochain billet quand j'aurai le temps).
Au départ il y avait la promesse du web.
Au départ il y avait la promesse du web : un Homme, une page, une adresse. Ce web qui était né en 1989.
Et puis il y eut la promesse de Google. En 1998. Cette promesse des fondateurs de Google :
"En général et du point de vue de l'utilisateur, le meilleur moteur de recherche est celui qui nécessite le moins de publicité possible pour lui permettre de trouver ce dont il a besoin. Ce qui, bien sûr, condamne le modèle de régie publicitaire de la plupart des moteurs de recherche actuels. (….) Mais nous croyons que le modèle publicitaire cause un nombre tellement important d'incitations biaisées qu'il est crucial de disposer d'un moteur de recherche compétitif qui soit transparent et transcrive la réalité du monde."
4 ans plus tard, en 2002, la FTC adressait déjà un cinglant avertissement aux grands acteurs du Search de l'époque.
Mais c'est sur cette promesse là que s'est progressivement construite notre "addiction" à Google, comme notre "addiction" à Facebook s'est construite sur la promesse d'un réseau social d'étudiants. Or ces sites ont changé. D'échelle, de nature, d'objectif et d'ambition. Et avec eux, leurs promesses.
L'argument TF1.
J'ai souvenir de l'époque à laquelle le groupe Bouygues candidatait pour se porter acquéreur de TF1. Le groupe en question avait déposé devant le CSA un projet qui, dans les grandes lignes, aurait pu être celui d'Arte quelques années plus tard : il y avait de la culture partout, un soutien aux programmes de création française, etc. On voit bien ce que cela est devenu avec le temps. Changement d'échelle, de nature, d'objectif et d'ambition. Changement de promesse. Si je cite cet exemple c'est parce que sur le sujet de notre "addiction" aux GAFA et sur les motifs de mécontentement légitime qu'ils suscitent, on entend souvent "l'argument TF1", à savoir :
"Ben si ça ne te plaît pas, tu n'as qu'à regarder une autre chaîne. Personne ne t'oblige à te taper les feux de l'amour ni le journal de Jean-Pierre Pernaud."
Se passer de Google ou de Facebook donc. Regarder ailleurs. Mais … où ??
Cet argument ne tient pas (totalement) la route. Dans le panorama des chaînes de télévision françaises, il existe une réelle concurrence. Comme cette concurrence existe dans le panorama de la presse française (indépendamment, bien sûr je ne suis pas naïf, des différents actionnariats croisés). Il existe d'ailleurs aussi (dans le panorama de la presse française) des subventions publiques (discutables mais …). Or cette concurrence n'existe pas et ne peut exister à l'échelle de ces grands groupes médias numériques. Pour différentes raisons : économiques (start-ups rachetées à peine écloses, effets de bulle – spéculative), mais aussi de nature (avantage au "first mover"). Par ailleurs, les "médias numériques" dont nous parlons ici disposent d'un front d'activité qui s'étend de la médecine à la vente en ligne en passant par la recherche d'information, le transport, les télécoms, etc, ce qui n'est pas le cas des médias "classiques", positionnés dans leur majorité sur un ou deux secteurs économiques (Bouygues c'est le bâtiment et les médias, Dassault c'est l'armement et la presse, etc.)
Si nous nous trouvons donc dans l'impossibilité de nous rabattre sur une concurrence, il n'en est que plus légitime et urgent de réclamer en contrepartie un droit de regard sur la partie "éditoriale" de ces algorithmes qui règlent nos vies. A toutes fins utiles je rappelle aussi qu'il existe un plan B visant à construire un index indépendant du web …
La fin d'un cycle ?
D'aussi loin que je puisse en juger, il me semble que ce système ne pourra pas continuer de fonctionner très longtemps. Par "ce système" j'entends :
- des fonctionnements algorithmiques totalement opaques et sans aucune régulation externe
- mais amenés à réguler de plus en plus de secteurs économiquement stratégiques (transport) ou régaliens (santé, éducation)
- dans le giron d'oligopoles fonctionnant à base de services gratuits financés par la publicité (capitalisme linguistique)
Et plus j'observe les mouvements en cours (notamment autour de la rengaine du Digital Labor mais pas uniquement), plus je suis convaincu que nous nous dirigeons vers des logiques de micro-paiement pour les usagers desdits systèmes (ça a d'ailleurs déjà largement commencé, par exemple avec YouTube Red). Et les mentalités ont également bougé : les gens sont de plus en plus prêts à payer, payer pour supprimer les publicités, payer pour tracer leurs données personnelles, payer pour protéger leur vie privée, etc.
Je prends juste un exemple concret : dans leurs énormes investissements pour devenir des opérateurs télécoms à part entière, Facebook et Google (avec la fibre) seront demain en situation de contrôler l'ensemble de la chaîne de l'internet telle que nous la connaissons, c'est à dire depuis l'amont (fournisseurs d'accès) jusqu'à l'aval (fournisseur de services) en passant par tous les intermédiaires. Il leur sera alors "facile" de facturer par divers moyens le coût de ces services en échange d'une atténuation ou d'une absence de publicité dans lesdits services. D'autant que les fronts judiciaires ouverts sur le secteur de la publicité et de la concurrence sont loin d'être fermés.
Et d'autant que la question du "choix algorithmico-éditorial" de celles qui, hier, étaient de "simples" plateformes d'accès à l'information ou de mises en contact et qui sont devenues, aujourd'hui, des mass-média à part entière, ne pourra plus longtemps être évacuée en invoquant une pseudo neutralité algorithmique.
Donald Trump est une pub comme les autres.
Le débat, l'enjeu actuel n'est plus de savoir si un lien sponsorisé pour un téléphone portable est compatible avec un lien organique vers un article scientifique en décrivant les dangers, le débat actuel c'est de savoir si l'ordre des résultats dans Google peut influencer le résultat d'un vote démocratique ; le débat actuel c'est de savoir "quelle est la responsabilité que Facebook peut prendre pour empêcher Donald Trump de devenir président des Etats-Unis en 2017 ?".
En 2016, un internaute sur deux est incapable de reconnaître un lien publicitaire, un lien "sponsorisé". Mais combien d'entre eux se reconnaissent dans la publicité accordée aux propos de Donald Trump ? Et est-ce aux plateformes et aux régies de procéder à des arbitrages démocratiques en s'abritant, de plus en plus inconfortablement, derrière un paravent algorithmique de déni ?
L'équation est assez simple et n'a qu'une seule inconnue. Au sein de ces plateformes, et indépendamment des régies qui les orientent et les gouvernent parfois, une publication est une publicité. Chaque publication vaut une publicité, lui équivaut. En face, de l'autre côté du mur algorithmique, il y a la démocratie, souvent imparfaite, souvent délicate, souvent complexe, mais qui, en tant que telle, ne vaut et ne vaudra jamais que par le rendu public au sein de la cité. Sans publicité. Qui sème*** le vent …
*** sème : est aussi l'acronyme du Search Engine Manipulation Effect décrit par Robert Epstein
Bonjour Olivier,
A propos de plan B, que penser du Knowledge Engine (https://en.wikipedia.org/wiki/Knowledge_Engine_%28Wikimedia_Foundation%29) ?
La controverse de cet hiver autour du KE qui a fait tomber les employés de la WMF comme des mouches (jusqu’à l’explosion de Lila Tretikov elle même) est apparemment dûe à une tension entre projet secret de concurrencer Google et version officielle de Search Engine intrawikipédia.
Ce que je ne saisis pas bien dans cet affaire est la peur apparente de déplaire à Google qui suggérerait que WP a beaucoup à perdre si Google se fâche ?
Pourtant, Knol encore plus que le Knowledge Graph était déjà une sérieuse menace de Google envers WP (au moins dans le projet).
WP (ou plutôt la WMF) a t elle peur de descendre dans le référencement si d’aventure Google décidait de modifier PageRank à cet effet? Ou y a t il quelque chose d’autre qui m’échappe?
Si c’est le cas, ça rend peu optimiste pour un « plan B »?
Bonjour
une toute petite remarque :
traduire
« Ads are content »
par « Le contenu, c’est la publicité »
me semble un peu hasardeux.
Dire « Les publicités, c’est aussi du contenu » me semble plus honnête.
Bounjour,
Je ne comprends pas le chiffre de 74 % : il n’est pas présent dans l’étude citée et 5/6 (cinq sixièmes) font 83 %.
Est-ce un faute de frappe ou une référence à une autre étude non citée?
Clin d’oeil final:
En sémantique, le sème est l’unité minimale de signification, non susceptible de réalisation indépendante. Le terme a été introduit par le linguiste belge Éric Buyssens (1910-2000), qui l’a défini à l’origine comme « tout procédé idéal dont la réalisation permet la communication ». Il a été repris ensuite dans le sens d’« atome de signification » par divers linguistes, dont Bernard Pottier. Ainsi, selon Todorov, « le sens d’un mot n’est pas une unité indivisible, mais composée, les mêmes sèmes se retrouvent tout au long du vocabulaire »