La recherche dans l’âge de l’assistance.

Je me suis souvent dit que si nous parvenions un jour à percer l'inconscient des créateurs des moteurs de recherche on y trouverait avant toute autre chose une forme d'angoisse, une phrase qui dirait : "Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à des requêtes comme "amour" ou "ouragan" ?"

Cette phrase vous la reconnaissez peut-être, je vous en ai souvent parlé, c'est celle qu'Apostolos Gerasoulis (le papa du moteur de recherche Ask Jeeves) prononçait au début de l'année 2010, en regardant défiler les 10 millions de requêtes quotidiennes d'Ask Jeeves : "Je me dis parfois que je peux sentir les sentiments du monde, ce qui peut aussi être un fardeau." Et poursuivait donc par "Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à des requêtes comme "amour" ou "ouragan" ?"

C'est peut-être pour répondre à cette angoisse fondamentale que depuis 10 ans Google s'efforce d'anticiper le moindre de nos désirs, de capter le moindre de nos mouvements. C'est peut-être pour cela qu'il nous propose des réponses sans nous laisser le temps de poser la question. Pour que nous ne puissions pas simplement demander "amour" ou juste poser là le mot "ouragan". Il faut du contexte, il faut sémantiser, il faut comprendre, mais les algorithmes ne comprennent rien et les intelligences ne sont qu'artificielles, alors pour ne pas risquer de répondre mal à la requête amour, Google nous propose ceci : 

Amour

Et pour éviter de mal répondre à la requête "ouragan"

Ouragan
Voilà pour le premier pas. Si nous choisissons "amour est dans le pré 2017", c'est simple, Google nous renvoie vers le site de l'émission. Cela l'algorithme sait faire. Mais que faire si nous choisissons "amour impossible" ? D'autres avant nous heureusement l'ont demandé. Et l'algorithme se souvient des sites qu'ils ont consulté, du temps qu'ils y ont passé. L'algorithme sait aussi aussi que si nous choisissons cette requête c'est parce que notre historique de recherche indique que nous venons de vivre une séparation.

Alors ça y est. Ils y sont presque. Presque parvenus à apaiser cette angoisse. Presque parvenus à éviter de mal répondre au mot amour ou ouragan. Ils vont pouvoir nous aider. Nous assister. 

Assister est l'essentiel.

"L'assistance précède l'essence" disent les nouveaux solutionnistes de la Silicon Valley, paraphrasant en les moquant les existentialistes d'hier. Et qui de mieux pour nous assister que celui qui assiste à l'ensemble de nos vies ? 

L'assistance est vitale. On raconte qu'un assistant vocal a permis à un enfant de sauver sa mère. En fait l'assistant en question a composé le numéro des secours. Espérons que les enfants continueront d'apprendre à l'école les numéros des secours pour le cas où l'assistant n'aurait plus de batterie. Ou pour le cas où vous lui demanderiez une assistance médicale et où il ajouterait "assistance médicale" à la liste des courses

 

Qu'arrivera-t-il si nous ajoutons "j'ai besoin d'une assistance médicale" à la liste des courses ? 

Search in the age of assistance.

Alors voilà. Google vient d'annoncer que "la recherche" était entrée "dans l'âge de l'assistance". Cette annonce a focalisé l'attention des observateurs lors de la présentation qui a été faite lors d'un salon dédié au e-commerce par la voix de Guillaume Bacuvier, "VP EMEA Platform sales & value-added services" chez Google. Mais il y a longtemps, oui très longtemps, que la question de "l'assistance" est au coeur de la stratégie autant que de la philosophie du moteur.

En 2010, lors de la sortie de l'excellent documentaire "Google and the world brain", Amit Singhal (qui a rejoint Uber au début de l'année 2017) était interviewé en tant que grand chef de l'algorithmie chez Google et déclarait ceci : 

"Google Search is going to be assisted intelligence and not artificial intelligence". 

 

 

Dans son article annonçant officiellement l'entrée dans l'âge de l'assistance, Google indique que 4 révolutions sont désormais en place : la révolution du mobile comme 1er terminal de connexion, celle de la recherche vocale (20% des recherches Google), celle des bots de messagerie instantanée, et celle des objets connectés. Et comme 4 révolutions valent bien une infographie …  

Estaticas-tweet-07

 Google nous explique alors la chose suivante (ma traduction) : 

"Additionnez ces 4 révolutions et vous aurez le début de l'âge de l'assistance, où les gens sont à la recherche d'une expérience unifiée dans laquelle logiciel et matériel travaillent parfaitement ensemble pour fournir des réponses au bon moment et dans le bon contexte. Quand les gens commencent à envisager leur téléphone portable comme un assistant plutôt que comme un terminal de recherche, cela change la nature des questions qu'ils lui posent. Au lieu d'utiliser des mots-clés comme "météo Paris aujourd'hui", ils demandent plutôt "ai-je besoin d'un parapluie ?", une formulation qui nécessite une compréhension de la langue parlée, de la localisation, de l'heure et de l'intention, avant de pouvoir y répondre."

Quatre révolutions et trois piliers que sont la personnalisation (autant d'ailleurs celle de requêtes que du rapport au terminal sur lequel elles sont formulées), le web sémantique (ou plus exactement socio-sémantique) et donc la recherche vocale dont je vous ai déjà beaucoup parlé ("la voix du web", "il ne lui manquait plus que la parole", "d'après 'Elle' de Spike Jonze", "Alpha Papa Tango Charlie", "et maintenant elles (se) parlent").

A cet âge de l'assistance il faudra une incarnation, un assistant. Le "Google Assistant". OK Google (ma traduction).

"Nous avons fabriqué un assistant personnel qui comprend votre voix et le langage naturel, qui engage des conversations avec les utilisateurs, et collecte de l'information pas seulement depuis le moteur de recherche mais au travers de l'ensemble des produits Google. Le Google Assistant connaît le monde autour de vous mais il comprend également votre monde, en répondant à toutes sortes de questions, de "quand sort le prochain film de la saga Star Wars ?" à "à quelle heure décolle mon avion ?". (…) L'assistant Google est l'évolution de la recherche, et le partenaire idéal pour naviguer dans la complexité du monde qui nous entoure."

Do I need an umbrella ?

"Ai-je besoin d'un parapluie ?" Le degré zéro de l'assistance. Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à la question "ai-je besoin d'un parapluie ?" Rien. Ou si peu de choses. Nous serons mouillés. Et puis c'est tout.

Il y a ce que le langage dit de nous. De notre intime livré à l'algorithme, pardon, au "partenaire", à notre "assistant", sans aucun parapluie derrière lequel s'abriter peut-être, se dissimuler surtout. Il y a la puissance que confère la capacité de saisir le langage, qui est depuis toujours vertigineuse, qui depuis toujours fascine. Il n'y a pas de puissance plus grande que celle de la langue. Les guerres comme les histoires d'amour commencent toutes par une déclaration.

"(…) chaque homme est prisonnier de son langage : hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe entièrement et l'affiche avec toute son histoire. L'homme est offert, livré par son langage, trahi par une vérité formelle qui échappe à ses mensonges intéressés ou généreux." Roland Barthes. 1953.

Je ne sais pas si Larry Page et Serguei Brin ont lu Barthes. Mais je sais que Barthes, lui, avait prévu Google.

"(…) chaque homme est prisonnier de son langage : hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe entièrement et l'affiche avec toute son histoire."

Quelle phrase ! Ecrite bien sûr dans un tout autre contexte que celui de l'âge informatique de l'assistance. Mais comme elle résonne cette phrase. Comme elle semble ciselée pour parfaitement décrire ce qu'est en 2017 la réalité de notre rapport au langage dans le monde du "Search". Ce qu'est la manière dont les multinationales du Search envisagent et modèlent notre rapport à la langue.

"(…) chaque homme est prisonnier de son langage : hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe entièrement et l'affiche avec toute son histoire."

Je ne sais pas si Larry Page et Serguei Brin ont lu Barthes. Mais je sais que ceux qui ont compris cela ne nous fournissent des assistants que pour mieux devenir nos maîtres. Chaque fois qu'on te montre un assistant, pars à la recherche de son maître. Et si cet assistant est gratuit, c'est toi le produit pas toi le maître. Frédéric Kaplan a déjà admirablement montré comme le capitalisme linguistique est une entrave, une expropriation de la langue en tant que Commun. Ce n'était que l'avant-garde. Voici désormais l'infanterie. La langue en tant que telle ne l'intéresse déjà presque plus tant elle l'a rendue exsangue. Ce qu'elle veut c'est le langage, c'est à dire ce que chacun de nous fait de la langue.

Il y a 7 ans de cela, Amit Singhal déclarait que la technologie de recherche de Google serait celle d'une "intelligence assistée". Aujourd'hui on nous vend l'entrée dans l'âge de l'assistance. Ce n'est plus nous qui assistons le moteurs en lui fournissant des / nos données, c'est le moteur qui nous assiste. Le renversement de perspective n'est pas que sémantique. Nous sommes devenus les assistés.  

Et comme l'illustre magnifiquement la vidéo pourtant promotionnelle ci-dessus, cette assistance est avant tout le stigmate d'une nouvelle dépendance, d'une nouvelle aliénation. La langue est dans le moteur. Et le langage est dans la boîte. Dans cette boîte. 

MaxresdefaultLe langage dans une boîte. La dernière fois que quelqu'un est parvenu à mettre le langage dans une boîte, ça s'est plutôt mal fini. OK Pandore. 

======================

Pour le côté Business et les enjeux marketing de l'âge de l'assistance, filez-lire le compte-rendu de Jean-Luc Raymond.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut