Conversations capitales.

Au-delà des tuyaux, des infrastructures, des protocoles de communication, des logiciels, de l’architecture technique, des contenus, des sites hôtes, des médias (texte, image, sons, vidéo), de quoi Internet est-il structurellement constitué ? Si on l’observe en diachronie, quelle pourrait en être l’articulation structurelle constitutive ? Les 2 mots permettant de résumer cette histoire et d’en tracer l’avenir ?

Du côté des usages. Vision “Micro”. Nombre d’analystes ont souvent voulu “résumer” les tendances du web dans une caractérisation centrée autour des usages. La dernière en date était celle du “SoLoMo” pour “Social, Local, Mobile”, dont j’avais par ailleurs montré ici qu’elle était parfaitement opératoire et permettant d’illustrer différents scénarios possible sur l’avenir de certains usages.

Du côté des modèles. Vision “macro”. Je me raccrocherai immodestement aux grandes tendances structurantes que je développe sur ce blog et qui permirent de passer du World Wide Web au World Live Web (temps réel) puis au World Life Web (profils) et enfin World Wide Wear (corps-interface).

Côté modèles comme côté usages, côté micro comme côté macro, ces approches se contentent (ce n’est déjà pas si mal) de décrire et d’expliciter une série de symptômes, de corrélations, sans pour autant permettre d’isoler des causalités claires (qui pourraient elles-mêmes être rattachées à ma théorie marxiste du document).

L’axe du social et celui du capital, peuvent permettre de clarifier ces causalités. A condition de s’entendre sur la définition de ces 2 termes.

J’appelle “social” la dimension conversationnelle inaugurée par l’espace-média que constitue internet et mobilisée pour la production d’un espace collectif de discours régulé par l’activité de publication. Et j’appelle “capital” la dimension cognitive mobilisée dans et pour l’édification d’un modèle marchand des interactions articulant économie de l’attention et capitalisme linguistique.

Social > conversation > discursif > publication > activité de rendu public > démocratie**

Capital > cognition > modèle marchand interactions > éco. attention + capitalisme linguist. > oligarchie

** Cf cette citation de Stiegler : “la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est à dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique.

Il boit pas, il fume pas, mais il cause.

A une époque où la viabilité de l’internet en tant que tel est de plus en plus remise en question, où se multiplient les réseaux et architectures alternatives pouvant permettre de revenir aux principes des origines (DNA > Décentralisation, Neutralité, Anonymat), il est frappant de constater à quel point la dimension “conversationnelle” est à chaque fois réaffirmée comme la matrice première. Dernier exemple en date, cette équipe de Stanford qui “réinvente entièrement internet” et dont l’une des responsables affirme comme une révélation : “Chat is the Killer App“.

“Chat is the Killer App”. Since the beginning and ’till the end.

Nous sommes en 2014 et nous voilà repartis sur un gimmick qui pourrait dater des années 90, celles du début de l’internet “grand public”. De fait, cette dimension conversationnelle constitue la vraie couche basse du réseau, sa raison d’être.

Début 1990 donc, les primo-arrivants de l’ère internet se retrouvent sur IRC pour “Chatter”, comme les pionniers s’étaient déjà trouvés via leurs messageries. 

Fin des années 90 début des années 2000, très exactement en 1999 est publié le texte fondateur du Cluetrain Manifesto, version libérale de la “déclaration d’indépendance du cyberespace” (de 1996) qui affirme et impose la doctrine selon laquelle : “Markets are conversations“.

A l’heure de gloire des blogs (circa 2005), quand Loïc Le Meur en était le pape (cf ce vieux billet de Tristan Nitot pour retrouver l’ambiance de l’époque ;-), la dimension conversationnelle occupe encore le devant de la scène (“Blogs are conversations”).

Nous sommes autour de 2010. Vinrent alors 4Chan, les réseaux sociaux, et l’explosion de Twitter dans le “grand public” comme nouveau paradigme conversationnaliste proposant une synthèse entre dimension marketing et stratégies discursives.

Enfin, les années 2010-2015 voient se multiplier les réseaux de Chat tendance “éphémère” (dont les derniers “Whisper” et “Secret” succèdent à Snapchat), pour mieux sortir de la traçabilité discursive (= surveillance massive) qui font régulièrement l’actualité des médias.

D’où que l’on se place donc d’un point de vue diachronique, le “Chat” (et non pas “les chats“) structure en profondeur l’histoire d’un média qui s’appuie sur les codes de l’oralité en les hybridant avec de nouvelles stratégies et hiérarchies discursives liées à l’engrammation particulière qu’inaugure le numérique (conservation et multi-documentations systématiques des “traces”). L’éphémérisation, au-delà d’une simple tendance, et conjuguée à la pregnance de plus en plus affirmée des interfaces vocales, comme un attracteur étrange, pourrait caractériser ce besoin d’une société d’en revenir aux marqueurs sociaux habituels et quasi “primitifs” de l’oralité des échanges, d’en revenir également à des routines de socialisation dépouillées autant que possible des oripeaux technologiques contraints des interfaces ou des périphériques (claviers, écrans, etc.) ou permettant de rendre ces derniers aussi invisibles et intangibles que possible (disparition des écrans, world wide wear, corps interface) ; en d’autres termes, cette schizophrénie de la facilitation technologique dont précisément la part technique doit n’exister que pour permettre de l’oublier, de la faire disparaître, alors même qu’elle modifie en profondeur la nature des échanges qu’elle contribue à fonder.

L’enjeu, in fine, de ces espaces discursifs conversationnels rémanents, est bien un enjeu politique, lié à une forme de démocratie, et qui questionne les logiques d’autorité, avec un vieux débat autour de ce qui ne constituerait in fine qu’une nouvelle instanciation d’une très vieille dichotomie entre “élites publiantes” et “plèbe conversante”. Une articulation entre “élites” et “peuple” dans laquelle se sont engouffrés moteurs et réseaux sociaux pour instrumentaliser les audiences de ces agencements collectifs d’énonciation en y instillant le délicieux poison de la notoriété, de l’influence et autres métriques de “popularité” pour mieux polariser les espaces discursifs concernés et en tirer bénéfice, devenant autant de prêteurs sur gage attentionnels.

Capital et Data banques.

Karl Marx écrivit Le Capital. Das Kapital. Le web, sa partie la plus visible en tout cas, ne semble aujourd’hui plus vivre que pour des DAtaS KPI, la captation et la fabrique sans cesse mouvante des indicateurs clés (Key Performance Indicators) de l’immensité des données (Data) produites. DAS KAPITAL devien DAtaS KaPItal. Ce capital facilité et entretenu par de capitales APIs comme autant d’illégitime rentes. Les Databases sont devenues des Databanks, des “banques de données”, mais au sens littéral et financier du terme.

Mais revenons un instant à nos conversations. Cette activité conversationnelle fut toujours captée, inscrite dans des architectures de “bases ou banques” de données. Economie de l’attention et capitalisme linguistique ont convergé pour inaugurer de nouvelles formes de capitalisme cognitif, de nouveaux pronétariats, de nouvelles alinéations, de nouveaux modes de travail dissimulé, et voient donc logiquement – et légitimement – se lever de nouveaux tribuns pour réclamer que l’on rende au peuple l’usage et le fruit de son labeur digital (cf Jaron Lannier par exemple).

La financiarisation d’internet, le trading algorithmique, les enjeux économiques d’une gouvernance liée à des principes de plus en plus difficilement applicables de “neutralité du réseau” finissent par questionner fortement le modèle même de ce qui, “sur” internet, est assimilable au capital. Capital que je propose donc de définir comme suit :

“J’appelle “capital” la dimension cognitive mobilisée dans et pour l’édification d’un modèle marchand des interactions articulant économie de l’attention et capitalisme linguistique.”

En corrélant différents articles et analyses, je pose le constat selon lequel le modèle du capitalisme linguistique, et plus globalement le modèle du capitalisme internet si on le réduit à la monétisation ou aux échanges marchands de biens et de services, court vers sa première crise majeure.

CPC. Coût Par Clic ou Capital à Prix Cassés ?

De récents indicateurs viennent corroborer ce constat, et ils concernent le modèle d’affaire de l’inventeur dudit capitalisme linguistique, c’est à dire Google lui-même. Google dont les résultats financiers continueraient de faire le bonheur de n’importe quel entrepreneur mais, c’est l’info qui m’intéresse, dont le CPC (coût par clic) en est à son dizième trimestre consécutif de baisse (voir aussi l’info sur USA Today):

10ème trimestre consécutif où Google enregistre une baisse du CPC, le coût par clic moyen payé par les annonceurs AdWords.

Cette baisse du CPC moyen s’explique notamment (et pour faire simple) par l’essor du marché du mobile, sur lequel les investissements publicitaires ne sont pas – encore – aussi importants que pour la régie publicitaire classique du web.

Sur le grand rival Facebook, la croissance du taux de clic d’un trimestre (dernier de 2013 et premier de 2014) sur l’autre est évaluée à +70%. Alors que sur Google, “le nombre de “clics payés” a certes augmenté de 26% sur 1 an, mais il est en baisse de 1% sur le trimestre précédent” (…) à tel point que “Les analystes s’attendaient à de meilleurs résultats, si bien que le cours en bourse a chuté de 5% (hors séance) à l’annonce de ces résultats.

De fait, Facebook dispose d’une audience naturellement et historiquement “mieux” segmentée (originellement plutôt des jeunes qui consultent plutôt le site sur leur smartphones) qui rend plus rapide, plus aisée et peut-être en un sens plus “naturelle” la transition vers l’offre publicitaire sur mobile.

Bref. Ce qui m’intéresse c’est cette baisse constante du coût par clic (10 trimestres = 30 mois = 2,5 ans) parce qu’elle constitue le pivot de l’ensemble de la stratégie économique et financière de Google et, au-delà de Google, de ce qui a rendu possible l’avènement d’un capitalisme linguistique.

Le résultat direct, c’est qu’après avoir cessé de développer une foule de services parfois incohérents tous destinées à décliner différemment son offre publicitaire, Google se diversifie aujourd’hui d’une autre manière, en investissant dans une nouvelle forme de “matériel”, de “hardware”, alors qu’il avait jusqu’ici été une firme “100% software and services”.

  • Google Web : l’écosystème de services liés au moteur (Google+, Youtube, Blogger, etc)
  • Google Net : Google a la fibre.
  • Google (hard)Ware : Google Glasses bien sûr, mais aussi voitures sans chauffeur, drones, ascenceur lunaire, skateboard volant, et autres projets “fous” développés au sein de l’entité Google X (lisez impérativement cet article)

Autant de transitions du coeur de métier (le “search”) dans lesquelles il faut peut-être voir une forme de désespérance.

Alors naturellement, à la seule vue de cette baisse somme toute relative du CPC, il serait hardi d’y voir les premisses d’un enterrement de 1ère classe du capitalisme linguistique : parce que, même à baisse constante les revenus générés restent colossaux, parce que 3,5 milliards d’être humains sont encore aujourd’hui déconnectés et constituent le marché de demain, et pour plein d’autres raisons aussi. Mais.

Mais il s’agit – c’est en tout cas mon hypothèse – d’un “momentum”, c’est à dire d’une période charnière qui marque une rupture dans une rythmique jusqu’ici bien établie, et que rien ni personne ne peut dire “qui” de Google, de Facebook ou d’un autre, emportera cette clientèle des prochains “next billions”, sous quelle forme, avec quel modèle économique, et au regard de quels usages. Et ce “momentum” pourrait être l’occasion d’un renouvellement des logiques capitalistiques jusqu’ici seules souveraines au profit d’autres usages.

Je m’explique. Les principaux penseurs ou théoriciens de cette sortie du capitalisme cognitif ou linguistique formulent cette hypothèse autour d’un constat (celui de Stiegler) et d’un paradigme alternatif présenté autant comme une opportunité que comme un espoir (Rifkin).

Pour Stiegler :

la numérisation est en train d’engendrer une automatisation colossale, bien plus importante que celle que l’on a connue par le passé. Il se prépare une mutation de la production : on n’aura plus besoin de producteurs, sauf dans des cas marginaux. C’en est fini de l’économie du XXe siècle, fini du modèle taylorien : captation de la propriété, exclusivité de l’exploitation, redistribution par le salaire, promesse de pouvoir d’achat, etc.

Il faut donc repenser complètement la redistribution ; on va plutôt vers une société du savoir nous permettant de retrouver et développer nos capacités (ce qui était auparavant empêché par la prolétarisation). (…)

Il y a de légitimes réticences, notamment parce que cela peut favoriser la flexibilité de l’emploi, voire des dérives telles que le « human computing » (prolétarisation décentralisée où l’on paye les gens à la tâche sans aucune protection sociale). Il y a aussi des économies de la contribution négatives, comme Facebook par exemple, qui capte et monnaye nos données personnelles. L’emblématique Google est un modèle hybride mais toxique dans une société en transition : ultra-consumériste sur le marché publicitaire mais qui produit également une forte valeur d’usage très contributif.

Pour Rifkin, le constat est identique, même si j’ai personnellement beaucoup plus de mal avec son analyse qui me semble complètement biaisée par sa vision d’un internet où le coût marginal de production serait remis à zéro, oubliant au passage la corrélation qui, à la baisse effective du coût de production et de circulation, fait correspondre le coût pas du tout marginal des infrastructures de stockage (data centers notamment) et des réseaux de diffusion (cable, satellite, etc.) en reportant le coût et l’équilibre de l’ensemble sur les épaules de quelques opérateurs oligopolistiques. Bref. Le constat et la vision de Rifkin restent néanmoins intéressants et stimulants intellectuellement :

“Le point de départ est l’idée que les nouvelles technologies, en réduisant quasiment à néant les frais de stockage et de distribution, mettent à mal le modèle capitaliste. Né avec la révolution industrielle, le capitalisme est synonyme d’investissements massifs, qui sont ensuite rémunérés grâce aux gains procurés par les économies d’échelle. Pour Rifkin, en réduisant quasiment à néant le coût marginal (c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire), Internet change complètement la donne. Le premier exemple qu’il donne est celui de la communication : « Un tiers de l’humanité publie déjà ses propres informations avec des téléphones ou des ordinateurs relativement bon marché, et peut l’échanger sous forme de vidéo, de son et de texte à un coût marginal proche de zéro. »

Après avoir bouleversé les médias, Internet s’apprête à faire de même dans tous les secteurs. L’éducation se transforme déjà grâce aux Mooc, ces cours en ligne donnant accès à des professeurs de haut niveau pour un coût quasi nul. Le « crowdfunding » (financement participatif) et le microcrédit court-circuitent les acteurs traditionnels de la banque et de la finance. Même l’énergie, secteur capitalistique par excellence, va devoir s’adapter à un modèle où chaque individu peut devenir « prosumer », c’est à dire à la fois producteur et consommateur, grâce aux énergies renouvelables et aux réseaux intelligents – une thèse déjà au coeur du précédent livre de Rifkin et qui a fait de lui un prosélyte très recherché de la transition énergétique, sollicité notamment par la Commission européenne ou la région Nord – Pas-de-Calais.”

L’enjeu pour pouvoir profiter de ce “momentum” serait de parvenir à inverser les logiques du “social” et du “capital”. Que le “capital” redevienne ce qu’il était à l’origine du “projet internet”, c’est à dire cette dimension conversationnelle inaugurée par ce nouvel espace-média, mobilisée pour la production d’un espace collectif de discours régulé par l’activité de publication, de “rendu public”. Et qu’il “s’enrichisse” d’une dimension sociale rendue à sa fonction première, c’est à dire la cristallisation de logiques autoritatives reposant elles-mêmes sur une nouvelle servicialisation de l’économie contributive.

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