Biblio 2057

En ce début de semaine se tenait à la BPI un événement dans le format d'une "Future Search Conference", et baptisé "Biblio 2057" pour imaginer le futur … des bibliothèques en 2057. Logique :-) 

J'y étais convié avec plein d'autres intervenants sur le cahier des charges suivant : imaginer et raconter en 10 minutes max. ce que sera la lecture publique et les bibliothèques en 2057. 

Soucieux de mon bilan carbone et en outre déjà pris ailleurs sur le temps de cette conférence (parce que toute cette semaine 60 étudiants du meilleur DUT Infocom de l'univers connu et leurs profs sont sur le Fantastique Festival du Film de La Roche sur Yon), j'ai donc proposé d'envoyer une vidéo enregistrée du texte suivant. Que je partage maintenant avec vous. 

La vidéo est là (je ne fais que lire le texte ci-après avec une voix horrible et j'ai rajouté quelques images, bref c'est un powerpoint mal filmé, oui je sais je me vends super bien). Et donc le texte-support.

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Bonsoir à tous et toutes. La lettre que je vais vous lire ce soir a été retrouvée dans les archives de Networld3. Elle a été écrite par un des membres éminents du mouvement de résistance baptisé les "Sharonymous". Elle est datée de 2057. C'était il y a plus d'un siècle. Juste après la première Infowar mondiale.

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"Nous sommes en Octobre 2057. Je fêterai mes 95 ans dans moins de 3 mois. Après plusieurs échecs, Mark Zuckerberg aura finalement été élu président des Etats-Unis et la prochaine présidentielle des Etats-Unis opposera le vieux sénateur Zuckerberg à l'aîné des 3 fils de Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon et du parti libertarien, qui est décédé il y a maintenant 10 ans. 

Quand j'ai commencé à enseigner à l'université, nous étions alors au début des années 2000, et en lieu et place de nos actuelles communauthèques dont je vais vous raconter l'histoire, les campus d'antan n'avaient que des bibliothèques composées principalement de documents écrits et en partie numérisés. 

Tout commença après l'Infowar, la première guerre mondiale de l'information : un virus sous la forme d'une Fake News se propagea sur l'ensemble du réseau de première génération (qui s'appelait "internet") et détruisit, supprima ou altéra la totalité des informations et des connaissances numérisées. Ce fut le "Big Blind", le "grand aveuglement". Il nous fallut alors tout rebâtir et repenser à partir des rares documents imprimés qui restaient disponibles dans les rares structures pourtant si archaïques qui avaient survécu à l'infowar, c'est à dire les anciennes bibliothèques. 

On s'interrogea donc pour savoir ce qu'au fond, il était vraiment important de pouvoir préserver et transmettre, sans se limiter aux seuls savoirs académiques. Et le constat fut le suivant.  Il fallait bien sûr continuer de conserver, d'organiser et de mettre à disposition de l'information et de la connaissance. Comme l'avaient fait les anciennes bibliothèques. Mais la connaissance, l'information, n'étaient plus uniquement dans les livres, les films, la musique. Information et connaissance étaient un écosystème, un biotope, une "écologie de l'esprit" comme l'avait écrit Grégory Bateson il y a longtemps. 

Alors les choses se clarifièrent. Il nous fallait des conservatoires. Et se rapprocher de la nature. La culture n'était pas, n'était plus le seul combat. Ce n'était pas, ce n'était plus suffisant. En plus de "faire mémoire" il nous fallait aussi "faire société". Savoir ce que nous avions de commun. Par-delà les seules informations et connaissances culturelles.  Il fallait se préoccuper du vivant. Il nous fallait inventer des agrobiothèques. Se préoccuper du vivant. Libérer et transmettre ce savoir vivant, sur notre génome, nos semences, toutes ces nouveaux savoirs que différentes entreprises, que différents groupes de pression tentaient de faire breveter, d'aliéner, d'inscrire dans le commerce des choses. Et ils étaient en passe d'y parvenir comme ils y étaient déjà parvenu pour ce qui semblait pourtant impossible : la langue, le vocabulaire, ils avaient réussi à commercialiser la langue, le vocabulaire. Ils avaient mis des prix sur des mots et tout le monde s'y était habitué. Si une certaine forme de culture était en train de mourir c'est parce que l'on avait oublié de se préoccuper du vivant dans toutes ses formes. 

Alors nous nous mîmes à la tâche. Et l'on vit fleurir, partout sur la planète, des nouvelles entités baptisées du nom générique de "communauthèques", administrées par des collectifs citoyens et en partie financées par les pouvoirs publics, des communauthèques assez souples pour s'adapter et prendre en compte les particularités et les urgences des territoires sur lesquels elles s'installaient : en campagne on trouvait beaucoup de grainothèques conservant, distribuant et prêtant des semences "libres", mais également des médicothèques dans lesquelles les plus désargentés pouvaient venir retirer, sur prescription médicale, les médicaments génériques leur permettant de se soigner gratuitement. Il ne s'agissait plus de "se cultiver" ou d'emprunter des livres ou des films. Ces usages là avaient pour l'essentiel migré vers des logiques exclusivement "on-line" dans le giron des nouveaux GAFAM. Les anciens bibliothécaires devinrent donc pharmaciens, ingénieurs agronomes, généticiens, leur savoir et leur expertise garantissait le libre accès et la libre circulation des plants, des semences, du vivant. Se soigner et se nourrir, voilà ce que l'on venait aussi désormais chercher dans ces communauthèques. 

J'ai 95 ans. Et l'histoire que je viens de vous raconter est une fable. J'aurais tellement aimé qu'elle soit vraie. J'ai 95 ans et voilà déjà 20 ans que je croupis en prison, dans une prison spécialement conçue pour l'isolement numérique. Il n'y a pas de "communauthèque". Il n'y en a jamais eu. Et je crois qu'il n'y en aura hélas jamais. Nous n'avons pas su protéger ce que nous avions de plus précieux. J'ai été condamné à la prison à vie pour avoir permis, pendant plus de 20 ans, à mes étudiants, mais aussi à de simples citoyens, d'accéder à des connaissances, à des livres, à des films, à des oeuvres, et à pouvoir le faire de manière anonyme et de manière gratuite. J'étais à la tête d'un réseau de résistance que nous avions baptisé les  "sharonimous" : contraction de "share" pour le partage et "d'anonymous" en hommage au groupe de hackers du début du siècle. Alors que je n'avais pas encore 50 ans, au tournant des années 2020, on avait vu s'empiler, comme jamais auparavant, une série de lois liberticides qui faisaient de la surveillance des populations et de la culpabilité par défaut un nouveau paradigme de gouvernance. Dans le même temps, des patrons de grandes industries se mirent à occuper l'essentiel des postes politiques clés sur la planète. Zuckerberg fut élu à la tête des USA, quelques temps plus tard ce fut le patron de Baidu qui prit le pouvoir en chine, ou bien encore celui de Yandex, le moteur de recherche russe, qui devint premier ministre. Les états devinrent avant tout de gigantesques conseils d'administration. Dès lors, toutes les lois les plus archaïques et les plus privatives qui avaient été imaginées au début du 21ème siècle sous la pression de différents lobbyistes des industries culturelles, ressortirent des fonds de tiroirs et furent votées et appliquées presqu'instantanément.

En moins d'une dizaine d'années il devint absolument impossible d'accéder à quelque oeuvre que ce soit, livre, magazine, film, musique, photographie sans s'être au préalable identifié et sans qu'une somme forfaitaire pour cette consultation, pour cet accès, ne soit immédiatement prélevée, comme l'impôt, à la source de notre salaire. Pire encore, il était devenu impossible de prêter, de copier, sans là encore être traqués, tracés et prélevés. On ne pouvait plus "citer" librement une autre oeuvre sans s'acquitter d'un "droit de citation" absolument mirobolant. Très vite la consommation culturelle à l'échelle du globe fut entièrement remodelée à l'image de ce que les dirigeants de grands groupes industriels avaient envie qu'elle soit. Les maigres financement publics dont elles disposaient encore ne permettaient même plus aux bibliothèques de s'acquitter des droits leur permettant de choisir les oeuvres qu'elles souhaitaient mettre à disposition de leurs publics. En Janvier 2030, Antonin Noury-bezos, ministre de "l'économie de la culture" de l'Europe pan-fédérale fit voter une loi déclarant le "droit de prêt" illégal et le remplaçant par une "licence commerciale de consultation garantie" (LCCG), dont le prix et les modalités étaient définies et fixées par une dizaine de groupes industriels se partageant l'ensemble des industries culturelles, du cinéma à l'édition. 

La situation sociale était explosive mais maintenue sous contrôle par une industrie du divertissement qui nous abrutissait pour mieux nous contrôler. Il fallait faire quelque chose. C'est pour cela que le réseau de résistance Sharonymous vit le jour. Je fus coopté par un ancien collègue universitaire, professeur de biologie qui faisait passer clandestinement des semences libres et de la poésie vers les zones du sud (car bien sûr la poésie avait disparu, en tout cas elle n'avait plus de place dans le paysage éditorial permis par la "licence commerciale de consultation garantie"). Pendant toutes ces années, mes amis Sharonimous et moi avons été les gardiens d'une flamme vascillante et d'une conscience politique qui, l'espérions-nous, de demandait qu'à être réveillée. Nous avons caché, masqué, disséminé, planté, tellement de livres, de graines, de morceaux de musique, de films, de documentaires, de médicaments, de formules biologiques permettant de les produire. Nous avons pris des risques pour dévérouiller les systèmes de traque et de restriction des droits qui étaient désormais implantés au coeur même de l'ensemble des biens culturels, nous avons tenté de dévéroler le web, à son tour envahi de DRMs (lien).

J'ai 95 ans et je vais bientôt mourir. Mourir en prison. Mais je ne nourris aucune haine et j'ai le coeur rempli d'espoir. Je sais que les graines que nous avons semé pousseront. Je sais que les formules biologiques que nous avons libéré permettront de sauver des vies partout dans le monde. Je sais que des gens peuvent écouter librement le boléro de Ravel en relisant le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry, qu'ils peuvent le faire dans ces hors-zones où poussent encore des blés ou des plants de maïs qui échappent au contrôle de l'industrie des semences. Bien sûr ils doivent encore se cacher. Et bien sûr, comme moi ils n'y parviennent pas toujours et finissent alors en prison. Trop d'entre eux sont mes compagnons de cellule. Mais les autres, tous les autres, continuent notre ouvrage. Ils n'abandonneront jamais. Car pour chaque connaissance libérée c'est une conscience citoyenne qui est éveillée. Notre combat se poursuivra. Et un jour j'en suis sûr, des communauthèques pousseront au coeur de nos villes, de nos campagnes. Nous pourrons recommencer à partager, à prêter, à copier, à recopier, à lire et à relire, à écouter et à réécouter sans se soucier de l'odieux décompte de la licence commerciale de consultation garantie. Nous pourrons recommencer à semer et à récolter. Nous rétablirons un droit de prêt, universel et absolu. Nous ferons sortir le vivant, les semences et la langue du secteur marchand. Ceux qui demain construiront ces communauthèques sont les Sharonymous d'aujourd'hui.

3 commentaires pour “Biblio 2057

  1. Bonjour / bonsoir / bonne nuit {au choix} M. Ertzscheid
    A propos de prospective, avez-vous lu Infomocracy, de Malka Older ?
    Votre avis sur ce livre serait intéressant…
    PS : je ne suis pas un bot, promis. Croix de bois, croix d’acier, si je mens, je suis formaté

  2. bigre, être prêt à faire 20 ans de tôle pour que les gens puissent lire le petit prince en écoutant le boléro de ravel ?
    c’est vraiment signe d’une grande méchanceté !
    (ok, pas autant que paulo coehlo+pierre et le loup : là on vous aurait placé tout nu au goulag)

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