Du Bovarysme calculatoire. Et pourquoi je ne quitte pas (encore) Facebook.

Pour archivage personnel je reproduis ici la tribune publiée le 24 Avril sur Libération.

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Le titre de cet article devrait en fait être : "Pourquoi je n'ai pas encore quitté Facebook alors que j'aurais du être parmi les premiers à le faire ?"

Donc oui, malgré les scandales à répétition, malgré les dernières entourloupes de Zuckerberg continuant d'extorquer un consentement en faux-semblant et privant tout le reste du monde hors de l'Europe des avancées permises par le RGPD, malgré tout cela je reste encore sur Facebook et n'ai pas supprimé mon compte. 

Deletefacebook

#Delete Facebook ?

Je reste sur Facebook pour plusieurs raisons. Permettez que je vous les explique, car comme nous le verrons un peu plus tard, il se pourrait que certaines d'entre elles vous concernent également.

Observation participante. Je suis chercheur. Et Facebook est l'un de mes "terrains". J'y observe les logiques interactionnelles, la circulation complexe des contenus, les logiques de viralisation et de monétisation. J'y suis donc et j'y reste pour mon travail de recherche. 

Estrade professorale. Je suis enseignant. Il y a déjà 8 ans je vous expliquais pourquoi j'étais ami avec tou(te)s mes étudiant(e)s. Même si j'observe qu'ils ont avec ce réseau une relation plus distendue et moins "holistique" au profit d'autres plateformes sociales (Snapchat, Instagram notamment), mes étudiant(e)s y sont encore presque tous inscrits et en ont un usage toujours assez constant et régulier. De fait les arguments que je soulignais il y a 8 ans me semblent tous toujours d'actualité. Facebook est, je le crois, davantage qu'un simple "outil" : un "milieu". Et si l'on veut en transmettre les codes et en avertir des dangers il n'est pas possible de le faire sans s'y immerger avec ceux que l'on prétend accompagner ou éduquer. Donc j'y reste aussi comme enseignant.

Pour faire des bulles. De filtre et d'autres choses aussi. Je reste sur Facebook parce qu'au regard de la circulation de l'information et au regard de mes propres pratiques informationnelles, je suis devenu dépendant (mais je me soigne) de cette plateforme. Une dépendance double dont je porte au moins pour moitié la responsabilité. J'en porte la responsabilité car j'ai depuis longtemps délaissé mon agrégateur RSS et que comme le rappelle très justement Anil Dash je participe, ce faisant, à exacerber le constat suivant :

"La différence entre des individus choisissant les contenus qu'ils lisent et des entreprises choisissant ces contenus à la place des individus affecte toutes les formes de médias."

Mais la responsabilité de cette dépendance est aussi collective et elle est une aliénation puisque de plus en plus de médias, d'individus et d'entreprises ou d'associations n'ont plus d'autre existence discursive et donc sociale, que celle qui s'exprime via leur compte Facebook. Ils n'ont plus d'autre espace de parole que celui de leur compte Facebook là où la promesse initiale du web était d'offrir à chacun une page et une adresse

 

No-tv

#Delete La télé.

Une étudiante avec qui je discutais récemment me demandait si l'on pouvait établir un lien entre les gens qui indiquent quitter – ou vouloir quitter – Facebook et ceux qui refusent toute forme de connexion (Digital Detox) ou qui, il y a quelques années, avaient décidé de ne plus avoir la télé. Le débat est en fait celui du ratio entre le bénéfice et le risque, à l'échelle individuelle et collective. Je m'explique. 

En choisissant de ne plus avoir la télé (je m'en suis moi-même passé pendant plus de 12 ans), on considère, d'une part, que le ratio entre les programmes intellectuellement aliénants et les programmes intellectuellement émancipateurs est devenu trop important, et que, d'autre part, notre faiblesse nous portera à céder à la tentation des premiers au détriment des seconds. On préfère donc "couper" la source de la tentation. Ce faisant on ne se prive en fait pas de grand chose car on dispose d'autres sources médiatiques d'information (radio et presse papier ou en ligne), on peut toujours acheter des DVD ou aller au cinéma, et même il y a 12 ans de cela, internet permettait déjà de "regarder la télé sans l'avoir" si vraiment un agenda médiatique se faisait particulièrement pressant ou nécessitait d'enfreindre exceptionnellement la règle (ainsi même quand je n'avais pas la télé je n'ai jamais raté aucun événement majeur du monde de l'ovalie). 

Mais même si nous avons avec Facebook un rapport de consommation télévisuel dans la posture, un mode "affalé" et où l'essentiel de nos interactions se résume à envoyer quelques Likes comme on appuie mollement sur une télécommande pour changer de chaîne, même si donc notre consommation de Facebook ressemble beaucoup à notre consommation télévisuelle, Facebook n'est pas la télé : parce qu'il n'y a pas de "média" équivalent en termes de variété de contenus ou d'audience. Pas de média équivalent qui permette de réellement quitter Facebook sans devoir se priver de quelque chose qu'il nous semble difficile de retrouver ailleurs à cette échelle et avec cette facilité.

Ce quelque chose c'est pour l'essentiel l'expérience kakonomique, cette "étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre", cette expérience est aussi inédite qu'addictive parce qu'à une échelle également tout à fait inédite et plurielle.  

Le départ (presque) impossible.

Alors il existe bien sûr une manière de quitter définitivement Facebook : fermer son compte. Si la procédure était il y a encore quelques années extrêmement complexe, prenons acte qu'elle est aujourd'hui "simplifiée". De même que la possibilité de récupérer une bonne partie de ses données avant son départ. Mais la réalité est tout autre.

Il demeure en effet impossible de quitter vraiment Facebook. D'abord parce que de l'aveu de Mark Zuckerberg lui-même lors de son audition devant le Congrès, il ne sait pas pendant combien de temps les données restent stockées sur les serveurs de Facebook après que quelqu'un a fermé son compte. Et en tout état de cause sans vouloir sombrer dans la paranoïa, personne d'extérieur à Facebook n'est en capacité de vérifier que les données sont réellement effacées. De fait, hors les données strictement déclaratives et les documents que nous mettons en ligne (photos notamment) et qu'il dit effacer, Facebook continue de garder indéfiniment un ensemble de métadonnées comportementales et navigationnelles qui en disent souvent davantage sur nous que les premières.

Mais même en laissant cela de côté le principal problème est qu'il est quasi-impossible de quitter Facebook sans quitter … le web. Et cela est un problème majeur. On dit souvent que Facebook a changé le visage du web et on a raison. Mais il l'a fait, outre sa création en 2004, lors de deux étapes cruciales de son développement, deux étapes qui ont forgé notre dépendance individuelle et notre aliénation collective. La première étape ce fut, et Vincent Glad le rappelle très bien, lors du déploiement de son "News Feed" en 2006 : 

"Le news feed marque le passage de l’Internet de la visite à celui de la notification. On ne «visite» plus la page de ses amis, elle s’impose à nous, son contenu nous est notifié. Le web passe alors du modèle de la bibliothèque universelle — celui de Google et Wikipedia — à un nouveau modèle, celui du flux, qui va la faire se rapprocher de plus en plus de la télévision. Le web devient un média aussi actif que passif."

Et la seconde étape date de 2010 avec le lancement du Like qui est une stratégie permettant, au sens premier et littéral, d'annexer toutes les extériorités de la plateforme, de faire en sorte que tout ce qui n'est pas dans Facebook soit quand même traçable, observable et capitalisable par Facebook. J'avais en 2010 proposé un article à Libération intitulé "Le web social comme nouvelle arme de distraction massive" en m'alarmant du fait que "le Like allait tuer le lien", et réussissant avec d'autres à les convaincre – hélas temporairement – de refuser d'installer ce bouton Like sur leur site. A l'époque Erwan Cario expliquait : "Pourquoi nous n'aimons pas les 'j'aime'". Huit ans plus tard, avec le temps …

Jaimepas

Aujourd'hui donc la colonisation du Like s'est étendue à l'ensemble (ou quasiment) des contenus discursifs produits sur le web : texte, sons, images, vidéos, pages personnelles, sites institutionnels, médias plus ou moins indépendants, tout est "Likable". Facebook est à l'image du Dieu de Pascal "une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part." Plus exactement il est une plateforme propriétaire dont le like est le centre, dont le like est partout et permet de centraliser les usages y compris en dehors des murs de la plateforme. Et avec lui nos navigations sont devenues carcérales

Facebook est créé en 2004. Et il aurait pu n'être qu'un réseau social comme un autre. Mais le News Feed de 2006 est une révolution des usages, une révolution de la consultation dans laquelle la passivité et les interactions de bas niveau deviennent la norme. Et l'Anschluss du Like en 2010 est une révolution structurelle qui contamine, phagocyte et aliène l'essentiel des espaces documentaires existants en dehors de la plateforme. On le sait depuis Pascal (Blaise, pas le grand frère) et le nez de Cléopâtre, les petites causes peuvent produire de grands effets. Du News Feed (2006) au Like (2010), à l'aide de deux évolutions d'apparence "simplement" techniques, Facebook allait en à peine 4 ans totalement et définitivement changer le visage et, surtout, l'expérience du web. 

Dès lors, même en clôturant son compte Facebook, et même si nous renoncions également à l'utilisation de WhatsApp, d'Instagram, de Messenger ou de toutes ces applications et sites qui nécessitent – et nous imposent parfois – de posséder un compte Facebook pour profiter de leurs services, même avec tout cela nous restons encore sous le radar de Facebook par l'entremise de l'indénombrable galaxie de sites tiers sur lesquels le bouton "Like" est implanté. Alors contrairement à l'article publié le 16 Avril 2018 dans la Newsroom de Facebook, la "question délicate" n'est pas de savoir quelles sont les données que Facebook collecte sur nous même quand nous ne l'utilisons pas, la question n'est pas non plus de savoir pourquoi il le fait. 

La question délicate, la vraie, est de savoir si cette collecte est révocable collectivement ou si nous pouvons à tout le moins l'éviter individuellement sans avoir à acquérir les compétences techniques d'un hacker pour y parvenir. Et comme la réponse est clairement "non", alors oui, nous avons collectivement un assez gros problème. Une architecture technologique qui se rend inévitable non pas par le service qu'elle propose mais parce qu'elle rend tout effet d'évitement impossible ou bien plus complexe que la nécessité de s'y soumettre, est une architecture technologique par nature hautement toxique. 

Partir ? Rester ? "It's Complicated".

Toutes proportions gardées – et tout point Godwin également – je reste convaincu qu'il ne peut pas y avoir de résistance sans infiltrés. Pour un temps encore, je vais essayer d'être de ceux-là. Puisque Facebook refusera toujours de livrer le coeur de ses données à des protocoles de recherche réellement indépendants, il ne nous reste que les données de l'expérience. De l'expérience utilisateur. Une expérience qui elle, reste heureusement transmissible. Alors je reste. Je reste dans Facebook. Encore un peu. Je vous donnerai de mes nouvelles 🙂

J'y reste en continuant de défendre ce qui me semble être notre seule planche de salut : la lutte contre les architectures techniques toxiques. Une lutte qui ne peut se faire que par l'éducation et en développant des alternatives communes et libres dont celle d'un index indépendant du web. Et en continuant plus que jamais de soutenir, d'applaudir, de faire connaître et reconnaître les actions des associations comme Framasoft (dégooglisons internet), les CHATONS, ou La Quadrature du Net (recours collectif contre les GAFA), actions et associations plus que jamais d'utilité et de nécessité publique.  

A titre personnel et pour encore quelques temps, Facebook restera aussi cet empilement de colères, d'indignations et de postures, ce labyrinthe kakonomique d'une socialisation à coût cognitif nul. Et cette formidable et inédite construction Orwellienne. Cette version post-moderne de la Stasi selon Assange. Cet obscur objet du désir et du défilement des pulsions. Cette catharsis instrumentale. Ce bovarysme calculatoire.

Candide ou l'optimisme. Et Facebook ou le bovarysme calculatoire. Joli titre ne trouvez-vous pas ?

4 commentaires pour “Du Bovarysme calculatoire. Et pourquoi je ne quitte pas (encore) Facebook.

  1. Bonjour,
    j’ai eu un compte Facebook, il y a quelques années, le temps de converser avec un proche en déplacement à l’étranger; c’était pratique, mais je l’ai fermé tout de suite après son retour.
    J’avais une confiance plus que relative envers ce service.
    Mais le propos est ailleurs.
    Je n’ai donc pas de compte Facebook, mais plein d’associations, d’artisans, de commerçants, … n’ont que ça comme vitrine « Internet ».
    Et donc, comme je ne peux pas m’identifier sur ce réseau, j’ai droit à des placards immenses, recouvrant le site, en gênant la lecture et demandant de m’y inscrire.
    Ce n’est donc plus le Web, mais autre chose.
    C’est sûrement facile de se faire une vitrine sur Facebook, mais il faut prévenir les différentes entités le faisant, qu’ils risquent de perdre une audience certaine.

  2. Merci pour cet excellent article, comme souvent (toujours).
    Pourriez-vous expliquer « bovarysme calculatoire » ? En quoi utiliser Facebook serait de l’insatisfaction … calculée ? Si j’ai bien reformulé …

  3. Bonjour Nicolas, et désolé mon temps de réponse. Le Bovarysme se définit en gros comme « la tendance à s’imaginer autre que l’on est, à rêver un autre destin (pour une personne insatisfaite). » Quand je parle de bovarysme calculatoire je veux dire que le déterminisme algorithmique des plateformes (et de Facebook en particulier) nous installe et nous entretient dans cette insatisfaction tout en nous proposant d’avoir l’impression de vivre un autre destin (par la facilité de l’engagement à soutenir une cause par exemple).

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