Ou quand et comment les moteurs seront médecins …
Rappel des faits :
- épisode 1 (Sept. 2007 : moteurs de séquençage),
- épisode 2 (novembre 2007 : l’indexation génétique),
- épisode 3 (Octobre 2007 : Microsoft Healthvault),
- épisode 4 (Mars 2008 : Google Health et médecine 2.0)
Et maintenant, cinquième épisode.
Moteurs bipolaires : après Microsoft Healthvault, voici venue Google Health.
Après divers atermoiements, Google Health est désormais opérationnel, et en ligne (uniquement réservé aux résidents américains pour l’instant). L’annonce officielle sur le blog de Google date du 19 Mai, et c’est Marissa Mayer (en charge du projet depuis le départ d’Adam Bosworth) qui rédige le billet de lancement (lequel billet ne nous apprend rien, à part que Google fait cela pour notre bien).
Quand on regarde la "privacy policy" du service, on tombe sur une page "a minima", parfaitement semblable à celle des autres services Google. Bien plus intéressante et la page concernant les sites tiers associés à Google Health ou souhaitant développer des services via l’API mise à disposition par Google Health (c’est à dire par exemple les compagnies d’assurance, les pharmacies, les médecins exerçant en libéral, les hopitaux et cliniques, sans oublier naturellement … les laboratoires pharmaceutiques). A titre d’exemple, la page présentant les partenaires (sites tiers) actuels de Google Health en compte 8 dont : 4 super-pharmacies en ligne, 1 supermarché du diagnostic, et 3 cliniques – dont celle de Cleveland qui servit à la phase de test du service Google Health (cf épisode 4). Mais revenons à la page "privacy policy" des sites tiers. La première chose qui frappe est le nombre d’occurences de "l’explicit opt-in" demandé à l’usager. L’usager doit donc explicitement et en conscience mettre en ligne ses données médicales. Rappelons que pour Google et les services qu’il développe, la règle de l’Opt-in est loin d’être le socle de la culture de l’entreprise. L’essentiel des autres services tient grâce à l’opt-out (Opt-out = je prends, collecte et indexe tout, et si ovus ne voulez pas y être, vous nous le signalez).
Opt-in explicite donc pour les services des sites tiers associés à Google Health. Faut-il s’en satisfaire ? Oui. Est-ce une garantie suffisante ? Non. Le secret réside dans la manière dont sera présenté l’interfaçage de cet opt-in explicite aux usagers desdits services. En effet, quand vous installez un logiciel, on vous demande habituellement aussi votre opt-in explicite : il s’agit de lire à l’écran les 1227 pages défilantes de la licence dudit logiciel. En règle générale, on fait défiler sans lire et on coche la case "OK j’ai bien lu et je suis d’accord". Fin de l’opt-in explicite. Je prends les paris que les usagers de sites à vocation médicale ne liront pas plus attentivement les conditions d’utilisation du service qu’ils ne le font pour les autres sites ou logiciels qu’ils installent et utilisent. L’opt-in explicite est une chose, le consentement éclairé en est une autre …
Quelles sont les autres obligations pour les sites tiers ?
- "Autoriser les utilisateurs à détruire de manière permanent leurs données stockées sur votre service ; une sauvegarde peut être effectuée pendant une courte période ("backup copies may exist for a short time"). Vous apprécierez l’exactitude temporelle de la "courte période" …
- "obtenir le consentement ("opt-in consent") de l’utilisateur si des données personnelles de santé sont utilisées pour de la publicitée ciblée". Petit exemple (c’est moi qui parle) : vous êtes atteint d’un cancer, vous êtes inscrits sur Google Health, votre pharmacien et les laboratoires avec lesquels il travaille sont eux aussi inscrits comme sites tiers. Ils vous proposent de donner votre consentement pour être tenu au courant des dernières avancées dans le traitement du cancer dont vous souffrez (et vous balancer au passage de la publicité ciblée pour traiter – par exemple – la dépression) : allez-vous refuser cette offre ? Non. Clairement non. Là encore donc, dans le contexte de la collecte de données médicales privées, et compte-tenu des affects entrant en compte, la règle de l’opt-in ne constitue en rien une sécurité suffisante.
Et puis comme Google est gentil, il interdit formellement aux sites tiers "d’employer des stratégies publicitaires agressives telles que les pop-up". Nous voilà rassurés. Autre obligation (conforme aux pratiques de la firme), toute "offre promotionnelle" (promotional notices) devra être labellisée comme telle (c’est à dire être indiquée comme un "lien sponsorisé").
Push & pull Medicine.
L’intérêt (et le danger potentiel) de ces services (Google Health et MS Healthvault) c’est qu’ils ont vocation à fonctionner aussi bien en mode pull (je fais remonter mes données) qu’en mode push (je les renvoie vers d’autres services). Un point sur lequel revient en détail le journal Health Management Technology : "users can pull their medication prescription records from large
retail pharmacies, as well as structured medical data from EMRs,
store it in their Google Health profiles and, when needed, push
the data to new pharmacies or hospitals." Si l’on raisonne, comme le fait l’article cité, en termes "d’utilisabilité", l’utilisateur est effectivement gagnant. Mais si l’on se place du point de vue de l’écosystème ainsi constitué, une même société "mère", est à la fois le régulateur, l’hébergeur, et le provider (fournisseur) de ces enregistrements médicaux personnels. Pour prendre une analogie facile, l’équivalent est notre actuel système bancaire : votre salaire est directement perçu par votre banque, qui l’héberge (en prospérant dessus), qui le redistribue à des sites tiers quand vous le dépensez, et qui vous "facture" toute une série de services sur la base de cet hébergement et de cette régulation-redistribution. En filant la métaphore, la publicité ciblée sur des contenus médicaux, c’est un peu l’équivalent des "aggios" et autres "autorisations de découvert" : on vous la présente comme un service, comme une "facilité" sans vous dire que c’est naturellement là où les marges de rentabilité sont les plus importantes pour l’organisme régulateur. Bref, si vous aimez votre banquier, vous adorerez Google Health. D’autant que de la même manière que votre banquier est capable de vous localiser et de vous laisser un message personnalisé dès que vous dépassez votre découvert autorisé, Google Health prévoit aussi de vous alerter par SMS pour vous rappeler de prendre votre pilule bleue (ou rouge).
Le meilleur ami de l’hypocondriaque compulsif.
Plus basique (en apparence) et dépouillé que son rival Healthvault, Google Health vous propose par défaut 4 possibilités :
- la quatrième : trouver un docteur (classé par ville, par spécialité …). Notez pour l’instant que cette possibilité vient en dernier … nous y reviendrons plus tard …
- la troisième : trouver des services de santé (ami hypocondriaque bienvenue : les services en question te permettront de tester ton rythme cardiaque – et de te découvrir une légère arythmie – de tester ta résistance à l’effort – et de commencer à t’inquiéter pour ta retraite – , de calculer ton risque d’infarctus – et de contacter dans la foulée une société d’assurance-vie -, de te créer un pillulier électronique – un "e-pillulier" – et autres indispensables joyeusetés …)
- la seconde : importer ses données médicales. Le centre névralgique du système
- la première : permet d’ajouter instantanément à son profil l’ensemble des maladies, symptômes et allergies connues de la planète, ainsi que l’ensemble des examens, médicaments et vaccins répertoriés. Il ne m’a pas fallu plus de 17 secondes pour ajouter à mon profil des "crampes abdominales" que je traite avec de l’Actigall (par voie orale), une allergie au beurre, et pour envisager une échographie pelvienne ainsi qu’une biopsie nerveuse et un bon vieil électrocardiogramme des familles, et comme il me restait encore un peu de temps j’en ai profité pour demander une sérologie aux IG-E positifs allô docteur Carter, il fibrille.
Bref vous l’aurez compris, étant donné que nous sommes tous (et certains plus que d’autres) des hypocondriaques en puissance, ce nouveau pan-catalogue de la chaîne médicale s’avérera aussi jouissif que dangereux. D’autant que ledit pan-catalogue est "drôlement bien fait" diront les optimistes, "drôlement incitatif" serais-je tenté de rajouter … Prenons un exemple parmi d’autres : les crampes abdominales. Quand vous les ajoutez à votre profil, vous pouvez accéder à une page décrivant :
- les symptômes
- le traitement
- les causes
- les examens et tests permettant d’établir un diagnostic (lesquels tests et examens vous pouvez directement ajouter à votre profil pour les demander à votre médecin … ou changer de médecin si le vôtre ne veut pas vous les prescrire … ou changer de médecin ET de compagnie d’assurance si la vôtre ne les prend pas en charge … etc, etc …)
- les moyens de prévention
- les complications à prévoir (sic)
- et, dernier de la liste …"quand contacter un docteur". Ben oui, cela vient en dernier, vu que c’est pas précisément l’objectif du système, vous l’aurez compris (cf supra). On n’est jamais aussi bien soigné que par soi-même. En revanche, sur la base de la liste des examens, pathologies et autres symptômes et traitements que vous aurez ajoutés à votre profil, nombreux sont les docteurs (travaillant pour des compagnies d’assurance ou des laboratoires pharmaceutiques) qui vous contacteront. Push & Pull vous disais-je.
Dans le même temps, pour les mêmes crampes abdominales mais cette fois sur la partie droite de la page, vous accéderez à une sélection des actualités (Google News) sur le sujet, ainsi qu’à des articles et ouvrages (Google Scholar) sur la question. Et pour en débattre avec d’autres patients, on vous ajoute gratia pro deo, quelques liens vers des groupes de discussion sur le sujet (Google Groups).
Si j’abandonne pour un temps l’ironie, j’avoue que, malheureusement, ce genre d’écosystème médical sera perçu par beaucoup comme parfaitement bienvenu au regard de la manière catastrophique dont est de plus en plus souvent effectuée la prise en charge des patients en matière d’information et de suivi médical "éclairé".
Le risque de tout cela (sans même parler des dérives marchandes et consuméristes), c’est de s’enfermer das une logique de la médecine personnalisée risquant à terme de se substituer à l’autorité de la médecine "générale" et/ou "spécialisée. Permettez-moi une rapide caricature à vocation illustrative : la médecine personnalisée c’est exactement comme la justice personnalisée. Se faire médecine soi-même ou se faire justice soi-même. Si on touche à un cheveu de mes enfants, je sors mon lance-flamme pour ensuite éplucher les restes de l’agresseur à l’opinel. S’il y a une justice, c’est précisément pour éviter au pathos et à l’affect de rendre "leur" justice. Fin de la caricature. S’il y a une médecine "générale", c’est pour éviter que l’administration de soins et de traitements ne soit soumise qu’à la seule appréciation de celui qui les réclame.
Car oui, le plus gros problème que posent ces sites est bien celui de la crise de la notion d’autorité au profit de la notion de crédibilité. Si je suis médecin, j’ai l’autorité pour délivrer tel médicament ou pour établir tel diagnostic. Si je suis patient dans Google Health, je dispose d’une masse d’éléments crédibles (et faisant parfois autorité comme les articles de Medline se retrouvant "encapsulés" via le service Google Scholar) m’incitant à revêtir les habits d’une autorité médicale que je ne serai pourtant jamais, et ce indépendamment de ma bonne foi, de ma bonne volonté, et de l’objectivité voulue de ma lecture (de cette masse d’éléments crédibles). Si cette question de l’autorité est si essentielle, c’est parce qu’elle est elle-même l’horizon d’une autre question essentielle : celle de l’arbitrage. Ici comme ailleurs, en médecine comme en justice ou en éducation, il faut rendre des arbitrages, c’est à dire faire le choix d’investir (ou pas) dans telle (ou telle) direction pour telle (ou telle) raison. L’essence même de ces arbitrages est qu’ils se doivent d’être rendus de manière (supposément) impartiale ou à tout le moins désintéressée en n’ayant pour seul objectif que le bien commun de l’humanité (ou du groupe de population directement concerné par lesdits arbitrages).
Autorité, Arbitrage, Ecosystème.
Le graphique donnant à voir l’écosystème du site Healthvault de Microsoft
est très révélateur, et ce bien au-delà du côté "l’île aux enfants" de
la représentation graphique elle-même (tout le monde sourit : les
patients, les médecins, les hélicoptères, les boîtes de médicaments, et
le coeur du système est dessiné sous les traits d’un coffre-fort … on
peut effectivement être rassuré par l’image du coffre-fort, à condition
que nous soyons les seuls à en posséder le clé et la combinaison, ce
qui n’est clairement pas le cas ici …). Bref, graphique très
révélateur disais-je. Tout y est relié, tout est relié au centre du
système, c’est à dire les données possédées par Healthvault : donnés
médicales personnelles, dossiers médicaux publics (ceux détenus par les
hôpitaux), pharmacies, compagnies d’assurance, laboratoires d’analyse.
Un bien bel écosystème en vérité.
D’autorités en arbitrages se construisent donc les écosystèmes économiques, financiers, informationnels, médicaux. L’écosystème qui nous est promis par Google et Microsoft est – dans le discours tout au moins – de nature profondément schizophrénique. D’un côté ces sociétés affirment leur volonté de ne rendre aucun arbitrage : "elles" n’interviennent pas, "elles" ne font que collecter et centraliser les informations, que permettre à d’autres de déployer des services applicatifs. Mais dans le même temps, "elles" sont les seules à disposer d’une vue d’ensemble du système qu’elle administrent "malgré elles", qu’elles administrent en creux, qu’elles administrent parce qu’elles sont seules à posséder et à (re)distribuer la seule pièce de l’écosystème qui ait une valeur d’échange, la seule pièce qui puisse donc faire office de "monnaie" : les données médicales. Lesquelles données sont elles-mêmes doubles : à la fois objectivées (résultats d’examens antérieurs par exemple) et parfaitement subjectivables (la liste des "maladies que l’on pense avoir" par exemple). Ce qui ne fait que doubler leur valeur symbolique d’échange. Ainsi, dès à présent pour le gouvernement de l’ensemble (gouvernement au sens de "gouvernail", "direction" dans la pensée cybernétique), tout est mis en place dans cet écosystème pour que se trouve systématiquement renforcées la valeur d’autorité des moteurs (qui fournissent le service et capitalisent la "monnaie") et leur valeur d’arbitrage. Avec le consentement libre et éclairé l’opt-in explicite du patient de l’utilisateur.
(Sources : sous les liens … mais aussi CisMEF, Zorgloob, Hervé Le Crosnier par mail … // Temps approximatif de rédaction de ce billet : 4 heures)
En 2008, l’exercice médical consiste à s’appuyer sur des preuves scientifiques pour proposer au patient des solutions à son problème de santé, tout en tenant compte de ses souhaits personnels.
C’est la médecine “evidence-based” confrontée à l’empowerment.
Dans cet exercice professionnel (quelque peu idéalisé), Healthvault et Google Health apparaissent comme des trouble-fêtes.
Certes, ils participent à l’empowerment (si je confie mes données médicales à Google ou à Microsoft, c’est bien parce que je souhaite être un “acteur” de ma santé). Mais l’exploitation de ces données par des tiers (industrie pharmaceutique, usines à check-up…) déséquilibre le système. Désormais, la médecine “evidence-based” fait pâle figure à côté d’un empowerment “sous influence”.