Les internets ont prospéré, après quelques effets de bulle, sur un modèle économique essentiellement publicitaire, depuis les premiers bandeaux moches et hors-sujet en mode <Blink> qui ornaient les vieux "portails internet" jusqu'aux raffinements de la publicité contextuelle totalement invasive qui viennent égorger nos fils et nos compagnes se nicher jusque dans les tréfonds de la moindre de nos interactions, de nos navigations et de nos comportements connectés.
L'économie de l'attention.
Sur le plan de la théorisation et de la caractérisation mi-économique mi-sociologique on a souvent présenté l'économie du web comme une économie de l'attention, en remontant aux travaux d'Herbert Simon. Et on a eu bien raison de le faire.
"Bien qu’on puisse trouver d’autres précurseurs, on attribue assez souvent la paternité de ce concept au sociologue et économiste Herbert Simon. Dans une conférence de 1969, il affirme : « La richesse d’informations entraîne une pénurie d’autre chose, une rareté de ce que l’information consomme. Or ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme l’attention de ceux qui la reçoivent. » Neuf ans plus tard, il reçoit le prix de la banque de Suède – le « prix Nobel » d’économie – pour son travail sur le processus de décision au sein de l’institution économique. Reconnaître les limites de l’attention est aussi une manière de questionner la rationalité des choix économiques." (BastaMag)
La base de donnée des intentions.
En 2003, John Battelle, un journaliste américain forge le concept de "base de donnée des intentions" pour décrire la nature prédictive de l'économie comportementale publicitaire qui bat alors son plein et promet un avenir radieux aux annonceurs et aux grandes plateformes de l'époque.
Un modèle tout à fait fonctionnel qu'il mettra régulièrement à jour – ci-dessous la version 2010.
Modèle qui continue d'être parfaitement opérant comme le montre cet article de Bloomberg de Décembre 2017 sur la manière dont les géants de la tech déclinent leur stratégie de captation de nos données et de notre attention tout au long de la journée.
(click to enlarge comme le dit la formule consacrée)
Le passage de la "simple" capture de l'attention à la captation en temps réel de données permettant d'inférer un certain nombre de nos "intentions" marque l'entrée dans un cercle qui n'aura rien de vertueux et dans lequel les deux modèles s'auto-alimentent en s'affinant réciproquement : plus on connaît nos intentions et plus il est facile de capter notre attention. Et vice-versa.
La base de donnée des émotions.
L'arrivée de la dimension émotionnelle et affective est la troisième "phase" de l'évolution de la toxicité du modèle publicitaire tout autant que sa première garantie d'efficacité. La publicité, on le sait, est d'abord faite pour jouer sur une dimension pulsionnelle et pour anesthésier tout ce qu'il peut demeurer de rationnel dans nos comportements.
Or les réseaux sociaux reposent en grande part sur une dimension et une logique affective qui ne rationnalise en back-office les données collectées sur nos affects – souvenez-vous que nous sommes tous cobayes sans le vouloir ni le savoir – que pour toujours mieux être capables de les instrumentaliser en autant de stratégies à disposition des annonceurs ou au service de logiques d'influence politique (comme l'a entre autre démontré l'affaire Cambridge Analytica).
C'est ce que Camille Alloing et Julien Pierre analysent et décryptent remarquablement dans leur ouvrage "Le web affectif", et qui renvoie à une base de donnée des émotions qui est, au sens le plus littéral du terme, nourrie de nos données émotionnelles.
La triangulation entre "attention", "intention" et "émotion" est une formidable source de puissance, une capacitation totalement inédite à cette échelle, à disposition d'acteurs – les grandes plateformes – désormais en situation de mener n'importe quel type de stratégie d'influence ou de manipulation sur n'importe quel sujet et de le faire à l'échelle de n'importe quel citoyen, de n'importe quel collectif, de n'importe quel acteur économique ou de n'importe quel état souverain. Et avec comme seuls freins démocratiques ceux d'une opinion qu'elles contribuent à façonner, et des réglementations transnationales encore embryonnaires (le RGPD étant la version la plus aboutie).
La naissance d'une économie de l'occupation.
Après celle donc de l'attention, de l'intention puis de l'émotion – qui correspondent également à quelques grandes phases technologiques du web (1.0, 2.0, … n.0) – voici venir une nouvelle économie que j'appelle économie de l'occupation et que je définis comme suit :
Temps de captation passive (principalement de nos données)
+ Temps de mesure passive (principalement de nos comportements)
+ Temps d'usage passif (de dispositifs et/ou d'objets disséminés à même notre corps et/ou dans notre environnement cinesthésique direct)
________________________________________
= Temps d'occupation
Dans l'histoire des grandes révolutions de l'économie, la "force de travail" est d'abord celle des corps avant d'être celle des esprits. On commence par se servir des corps pour produire, extraire ou cultiver de quoi vivre, puis on se met à fabriquer des "objets" manufacturés puis industrialisés, et enfin on voit se développer une économie liée à la circulation des idées.
======> Économie ante-numérique : corps > objets > idées
L'histoire de l'économie numérique du web (depuis 1989 donc) est tout l'inverse. Elle a commencé par faire de nos esprits, au travers de notre attention donc, la principale force de travail permettant d'alimenter son capital (au sens marxiste du terme), avant de revenir, lentement mais inexorablement vers la mise au travail des corps au travers de l'analyse des données qu'ils produisent ou que les innombrables capteurs disséminés ou embarqués permettent de capter et d'adresser en temps réel et vers l'internet des "objets".
=========> Économie numérique : idées > objets > corps
C'est la multitude et la multiplication incessante de ces capteurs passifs (l'internet des objets si vous préférez) dans un cadre commercial ou dans celui d'une surveillance étatique qui fait que désormais nos corps sont au centre d'un nouveau "cycle" économique que je nomme celui de "l'occupation". Il faut, en effet, "nous occuper", occuper nos corps, mais également occuper les espaces où ceux-ci se déplacent et se logent. A ce titre Uber (espace de déplacement) et AirBn'B (espace de logement) sont à leur manière tout à fait représentatifs de cette économie de l'occupation des corps.
Et avec la génomique personnelle nous allons très rapidement basculer de l'échelle macro de l'occupation des corps vers une échelle micro, qui soulèvera des questions éthiques à proportion du nouveau marché qui va en capter les logiques spéculatives, c'est à dire à une échelle tout à fait colossale et inédite tant sur le plan de la technique que de celui de la morale (cf ce que j'écrivais en 2015 sur l'internet de l'ADN et le web du génome).
La précédente triangulation (attention – intention – émotion) devient quadrature (attention – intention – émotion – occupation) d'un cercle démocratique toujours plus chancelant.
L'économie de la distraction.
Dans l'article de 2015 où je développe l'idée de cette économie de l'occupation, j'écrivais notamment ceci :
"l'économie de l'attention se transformera en "économie de l'occupation" avec comme point pivot de l'une à l'autre une économie de la distraction. La distraction qui, algorithmiquement régulée et organisée, est seule capable de focaliser notre attention et de la transformer en occupation."
Et il y a un mois FastCompany titrait sur la manière dont Microsoft recalibrait sa vision de la productivité à l'ère de la "Tech Distraction".
Dans un tête à queue de récupération dont seuls le marketing et les scénaristes de films X ont le secret, on nous explique tranquillou qu'après avoir aliéné notre cadre attentionnel par la toute puissance que conférait la seule capacité de le capter de manière plus efficiente que tous les médias précédents, on va désormais nous aider à sortir de cette forme de "distraction permanente" en nous donnant des outils permettant de recalibrer notre attention comme d'autres calibrent des fruits et légumes pour l'industrie agro-alimentaire.
Même chose chez Google qui soudainement dans Le Monde a une révélation quasi mystique et croit "qu'internet est une économie de l'intention et non de l'attention". Bah wéééé gros. Mais pour nous annoncer que les outils d'aide au décrochage attentionnel qu'ils vont mettre en place** nous aideront à nous déconnecter et à passer moins de temps en ligne. Tant il est connu que MacDonalds à tout intérêt à ce que tu manges équilibré et que Google à intérêt à ce que tu te déconnectes plus souvent. Bah noooooon gros.
** une mise en place qui se fait non pas pour le bien de l'humanité mais sous la pression de l'opinion et des récents scandales en termes d'image que d'anciens ingénieurs ont véhiculé comme autant de repentis de la mafia attentionnelle.
Attention Washing pour Attention Whores.
Aux "putains attentionnelles" qui désignaient aussi bien les victimes de cette économie du temps de cerveau disponible que ses thuriféraires et ses financeurs, semble désormais avoir succédé une forme inédite bien que prévisible "d'attention washing" sur le modèle du Greenwashing, pratiqué par des entreprises qui requalifient en "économie de l'intention" des outils supposés nous permettre de mieux gérer notre dépendance attentionnelle. D'abord répandre le poison. Ensuite prétendre disposer de l'antidote. Vieille ruse du marché.
Au moment même où les GAFAM semblent donc prendre subitement conscience de la nocivité attentionnelle des logiques addictives qu'ils déploient pourtant sciemment dans la totalité de leurs outils et de leurs écosystèmes, les mêmes GAFAM nous vantent les bénéfices de la nouvelle génération d'interfaces vocales qu'ils imposent chaque année davantage au coeur de nos pratiques attentionnelles. Lesquelles interfaces vocales sont au respect de nos vies privées et familiales ce que l'honnêteté intellectuelle est à Laurent Wauquiez : son antithèse parfaite.
"Distraction", "attention", "intention", "émotion" et "occupation" sont autant de masque d'un même Béhémoth calculatoire et carnavalesque se nourrissant de nos comportements et se vautrant dans la fange de données que nous mettons à sa disposition par simple distraction, par manque d'attention, parfois sans en avoir même l'intention, simplement sous le coup de l'émotion, ou juste comme l'on vaque à ses occupations.
Cette économie ne doit plus aujourd'hui être uniquement pensée comme une économie publicitaire ou comportementale. A l'échelle de chaque dispositif, de chaque plateforme, au détour de chaque usage, au croisement de chaque intérêt public ou privé, à la frontière de chaque collectif organisé ou de chaque individu isolé, il y a aujourd'hui un projet, une doxa informationnelle dont il ne faut pas simplement questionner la nature mais l'intention politique.
En exergue à "L'appétit des géants" j'ai voulu placer cette phrase de Paul Saffo :
"La valeur d'un réseau social n'est pas seulement définie par ceux qui sont dedans mais par ceux qui en sont exclus".
Il en est bien sûr de même pour la valeur d'une économie. Il existe d'ailleurs une classe laborieuse, un prolétariat attentionnel, un "cognitariat" et un "sous-cognitariat". Mais tout aussi fondamentalement, dans la distribution de l'économie de l'attention au travers des grandes plateformes fonctionnant comme autant de silos, il serait plus cohérent de parler d'une économie de l'obfuscation et de la dissimulation.
Car la valeur d'une économie "de l'attention" n'est pas seulement définie par ce sur quoi elle permet de l'y fixer mais également par l'ensemble de ce qu'elle y soustrait sciemment.
Economie de l'information, de l'attention, de la distraction, de l'intention, de l'émotion, de l'occupation … à la déjà trop longue litanie de l'énumération de ces économies il n'est qu'une réponse : il faut que cela devienne l'objet et le sujet d'une préoccupation politique.