Le FISC, l’espace public, Facebook et Gérald Darmanin.

Nous sommes en 2018 et le ministre de l'action et des comptes publics croit encore que Facebook est un espace public. 

Je parle bien sûr de Gérarld Darmanin et de sa dernière sortie lors d'une émission de M6 (reprise par Reuters) où il affirma que l'administration fiscale allait désormais scruter les réseaux sociaux pour traquer les fraudeurs au motif que, je cite : 

"si vous vous faites prendre en photo (…) de nombreuses fois, avec une voiture de luxe alors que vous n'avez pas les moyens de le faire, peut-être que c'est votre cousin ou votre copine qui vous l'a prêtée, ou peut-être pas."

Bah oui hein. "Ou peut-être pas". Si vous voyez ce que je veux dire … Le fameux "ou peut-être pas", cette sorte de climax intellectuel commun aux penseurs de LREM et aux oncles bourrés dans les mariages. 

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"peut-être que c'est votre cousin ou votre copine qui vous l'a prêtée, ou peut-être pas."

En découvrant cette énième fulgurance de la macronie, j'ai initialement pensé : 

"ça doit être pour faire diversion c'est pas possible qu'ils soient aussi cons ça doit être pour faire diversion c'est pas possible qu'ils soient aussi cons ça doit être pour faire diversion c'est pas possible qu'ils soient aussi cons ça doit être pour faire diversion ça doit être pour faire diversion c'est pas possible qu'ils soient aussi cons."

Mais c'est la suite de la déclaration qui m'a laissé sans voix : 

"Souvent les Français se photographient eux-mêmes sur les réseaux sociaux et ce sont vos comptes personnels, puisqu'ils sont publics, qui seront regardés par expérimentation."

On savait déjà que souvent pour s'amuser les hommes d'équipage prenaient des albatros, vastes oiseaux des mers, et donc on sait maintenant que souvent les Français se photographient eux-mêmes. Et que puisque c'est sur leurs comptes qui sont publics sur les réseaux sociaux, le FISC va aller y jeter et un oeil et son dévolu. Puisque c'est public.

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"C'est public".

Le web comme espace public est né en mars 1989. Merci Tim. Il est même carrément entré dans le domaine public en 1993. Merci encore Tim.

Facebook lui est né en 2004. Merci Mark. Twitter c'est 2006, Instagram 2010, etc. Merci tout le monde. Mais à l'exception du web, rien de tout ça n'est "public". En tout cas pas "dans l'espace public". Vous me direz que je chipote. Peut-être. Donc je précise.

Un exemple d'abord. Lors de l'arrestation publique de DSK tout le monde a répété qu'il était "de notoriété publique" que le monsieur avait un problème avec sa sexualité. On peut donc avoir un problème relevant de la vie privée qui est de notoriété publique. La plupart du temps les trucs "de notoriété publique" ne sont en fait rien d'autre que des rumeurs. 

A noter qu'en termes juridiques, ce qui est de notoriété publique désigne le : 

"Nom traditionnel donné au mode de preuve – exceptionnellement admissible – qui consiste notamment pour le juge à recueillir les déclarations de personnes qui (par une différence avec le témoignage) n'ont pas une connaissance personnelle du fait à établir, mais qui en parlent par «ouï-dire», d'après les «on-dit».

Vous noterez simplement le "exceptionnellement admissible". Bref.

Mais revenons à Facebook, au Web, au Fisc, à Darmanin et à l'espace public.

Et précisons donc ce qui était promis plus haut, c'est à dire pourquoi bien qu'étant "sur le web" qui est un espace public, ni Facebook, ni Twitter, ni Instagram ne sont "dans l'espace public" autrement peut-être qu'au sens Habermassien de "personnes privées rassemblées pour discuter des questions d'intérêt commun". 

Dès les débuts des réseaux sociaux, à l'époque où le modèle à suivre était encore celui de MySpace, danah boyd (qui ne veut pas de majuscules à ses noms et prénoms), danah boyd donc, expliquait

"Un site de réseau social est une catégorie de site web avec des profils d'utilisateurs, des commentaires publics semi-persistants sur chaque profil, et un réseau social public naviguable ("traversable") affiché en lien direct avec chaque profil individuel." (danah boyd)

Et elle rappelait également que la privauté de ces espaces publics ou semi-publics posait tout un tas de problèmes liés aux effets de persistance, de capacité à être retrouvé, aux audiences invisibles et à encore plein d'autres choses. Mais fondamentalement il ne faut jamais perdre de vue que Facebook n'est pas un "espace public" comme peut l'être "le web" et ce même s'il dispose en son sein d'un "réseau social public naviguable" : le dit réseau n'est en effet public et naviguable que pour les gens qui y sont inscrits. Car Facebook est une plateforme privée auprès de laquelle il faut s'inscrire. On ne "s'inscrit" pas dans un espace public. 

De son côté Sir Tim Berners-Lee bat campagne depuis déjà presqu'une dizaine d'années pour expliquer que précisément, Facebook et les autres sites de réseaux sociaux sont des "jardins fermés" (Walled Gardens), qui utilisent l'infrastructure publique (ou semi-publique) du web pour déployer des services "privés" (et souvent "privatifs"). Ici-même vous avez souvent lu que Google (et d'autres) opéraient une privatisation de ressources initialement publiques (= le web), qu'ils y déposaient des "enclosures" et qu'il était donc important d'inventer des solutions permettant soit de nationaliser ces plateformes, soit de rebâtir un index indépendant du web.

Pas plus tard que quelques jours avant que Gérald Darmanin ne nous gratifie de sa fulgurance fiscalo-sociale, Tim Berners Lee rappelait une énième fois qu'il nous fallait désormais démembrer les géants

Alors les photos publiées sur Facebook sont privées ?

Bah oui. Relisez les CGU si vous n'en êtes pas convaincu(e)s 😉 Privées mais pas entièrement bien sûr. Car Facebook a basculé, du fait de la massification totalement inédite de son usage comme média, dans une dimension proche de la sphère publique.

Mais puisque "le ministre des comptes publics et des trucs qu'on t'a prêté ou peut-être pas" veut que ses services aillent confondre notre duplicité en farfouillant dans les fameuses photos que nous prenons de nous-même sur les réseaux sociaux, allons voir ce que racontent les chercheurs de ces logiques photographiques d'exposition de soi sur les réseaux sociaux. 

Le truc le plus clair, le plus fin et le plus intelligent qui ait été écrit sur la question des images, de leur exposition, de l'usage privé des pratiques photographiques et des pratiques d'éditorialisation publiques est à lire chez Monsieur André. Tout y est passionnant mais je vais m'attarder simplement sur la fin de sa démonstration (et vous invite à prendre 5 minutes pour profiter de son ensemble). André Gunthert écrit

"En passant de l’album aux réseaux sociaux, l’image privée d’autrefois a accédé à l’exposition publique, multipliant son impact social dans des proportions inédites. Apportant au débat public les ressources du document figuré, l’image conversationnelle participe à la construction collective du récit de l’actualité, pèse sur les choix médiatiques et les décisions politiques. Elle constitue une nouvelle étape dans l’histoire longue de l’accès à la sphère publique, définie par le philosophe Jürgen Habermas comme espace de formation de l’opinion publique." (…)

(…) Le recours à une éditorialisation de la photo pour masquer certaines informations manifeste donc une compréhension au second degré de l’image, qui témoigne de la conscience de son exposition publique."

Donc oui bien sûr, les gens connaissent la dimension potentiellement "publique" des photos qu'ils mettent en ligne, et ils la recherchent.

(…) Dans un contexte de communication sociale, la multiplication des marques d’attention constitue une mesure de la valeur du contenu partagé. On dira qu’un contenu devient visible lorsqu’il sollicite l’attention d’une partie significative du groupe exposé à sa circulation.

(…) La photo ou la vidéo personnelle avaient ouvert largement l’accès à la production des images. Le plus important bouleversement des outils numériques est d’avoir conféré à ces images une visibilité et un accès à la sphère publique. En passant de l’album aux réseaux amicaux, nos images s’affichent dans l’espace social, et peuvent y inscrire de nouveaux messages."

Ces images sont donc "publicisées" dans le premier (ou le deuxième cercle de relations) mais elles n'accèdent à l'espace public au sens administratif (ou fiscal …) qu'à compter du moment où d'autres personnes ou médias les reprennent pour les y inscrire en les y re-publiant. Tant qu'elles restent "sur" ou "dans" Facebook à la seule lecture et visibilité des seuls inscrits de la plateforme fussent-ils deux milliards, les images restent de nature "privée" (ce qui ne les empêche pas "d'être utilisées par des personnes privées pour discuter de questions d'intérêt commun" – Habermas donc). 

Mais alors c'est public ou c'est privé ???

C'est les deux. Un espace semi-public, semi-privé. Comme l'expliquait danah boyd déjà bien avant le phénomène de massification des usages. A la "privauté des espaces semi-publics" fait naturellement écho une publicisation d'espaces interactionnels semi-privés.

Mais alors Gérald Darmanin n'a pas dit de connerie ?

Si. Qu'un ministre laisse entendre qu'une administration, sans démarche consentie et explicite, accède à des informations de nature privée dans leur logique de publication est, dans ce qui se prétend une démocratie, a minima un très très très gros problème. Même si c'est juste "par expérimentation". 

Si l'administration fiscale se contente d'aller faire une recherche Google sur mon nom et, dans le cas où mon compte Facebook est "public" parce que j'ai autorisé (souvent d'ailleurs sans le savoir) l'indexation de ses contenus par les moteurs de recherche, et si à ce moment là remontent des photos de moi au volant d'une voiture qu'on m'a peut-être prêtée (ou peut-être pas) alors en effet, on est dans le registre de la sphère "publique" et il ne me semble pas y avoir de problème manifeste (autre en tout cas que celui de savoir si les gens ont conscience de la dimension publique ou non de leur compte, mais là c'est un problème d'acculturation et de formation). 

Mais. 

Mais si l'administration vient "dans" Facebook analyser des contenus éditorialisés et publiés dans une plateforme privée depuis un compte n'ayant pas accepté d'être indexé et visible en dehors de ladite plateforme, ou n'en ayant pas clairement et explicitement conscience, alors on a un putain de gros problème. 

A fortiori quand le même ministre te balance sans sourciller en préambule que : 

"Nous allons pouvoir mettre les réseaux sociaux dans la grande base de donnée que vous avez vu."

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One ring "grande base de donnée" to rule them all.

Quitte à tout défoncer au niveau des libertés fondamentales, allons-y gaiement et "mettons les réseaux sociaux dans la grande base de donnée". Heureusement que la formule relève davantage de l'incurie Darmanienne que d'une procédure technique envisageable. Et il y a fort à parier que "les réseaux sociaux" auront mis l'ensemble des administrations régaliennes sur leurs serveurs avant que les états n'aient mis les réseaux sociaux dans leur grande base de donnée. Mais quand même. Aucune de ces deux perspectives n'est souhaitable ou même réjouissante.  

Par ailleurs ce qui est déjà opérationnel et tout à fait techniquement envisageable, c'est l'installation de "backdoors" permettant en effet à différentes administrations, fiscales ou autres, en France ou à l'étranger, d'accéder nativement à une partie des informations que nous confions aux réseaux sociaux. L'affirmer relevait du fantasme et du complotisme jusqu'aux révélations de l'affaire Snowden (entre autres).

Ce qui est également opérationnel techniquement c'est l'approche de type "data mining" qui va automatiser la recherche et la collecte de ces informations dont les "photos de voiture de luxe que peut-être ce sont les tiennes, ou peut-être pas", mais surtout tout un tas d'autres signaux faibles bien plus efficaces et révélateurs pour l'administration fiscale. 

Soyons ici tout à fait clair, si ce bouzin est effectivement mis en place, non seulement les libertés fondamentales vont prendre un vieux coup de tomahawk dans la tronche (et ce ne sera pas le premier), mais surtout cela va générer un nombre proprement hallucinant de faux-positifs (sans même parler de l'incitation à la délation …)

Mais comme le disait ce célèbre dessinateur de presse : 

Darmanet

Et donc ?

Et donc quitte à parler de l'usage des GAFA dans le cadre des compétences de l'administration fiscale on pourrait en effet parler des moyens pour que lesdits GAFA paient leurs impôts. 

Et donc on pourrait également parler de l'ampleur de la fraude fiscale des plus riches qui continuent d'échapper à la même administration fiscale nonobstant les photos qu'ils postent pourtant déjà.

Et donc on pourrait, comme Xavier de La Porte se demander : "est-ce vraiment chez les gens qui s’affichent dans les réseaux sociaux qu’on va débusquer les gros fraudeurs ?

Et donc on pourrait aussi pointer la formidable hypocrisie qu'il y a à prétendre faire toujours mieux avec toujours moins de postes d'agents dédiés à la lutte contre la fraude fiscale.

Et donc on pourrait, comme le fait Morozov parmi d'autres, constater et de déplorer la formidable asymétrie de pouvoir que représente l'annonce de Darmanin.

Mais plus fondamentalement, ce qui est à la fois passionnant et totalement flippant à observer c'est la manière dont en quelques années à peine, se remodèle entièrement notre conception de l'espace public, de la sphère publique comme espace de formation de l'opinion, mais également du "bien public" et de la "chose commune". Et le rôle que jouent les plateformes dans cette nouvelle configuration qui est bien plus politique qu'elle n'est économique. 

La géopolitique des USA se joue en quelques tonitruants tweets Trumpiens, l'administration fiscale française va "mettre les réseaux sociaux dans la grande base de donnée", et en arrière-plan toujours, le fameux fichier des gens honnêtes (récemment validé par le Conseil d'Etat) et ce qui va pas tarder à ressembler à un Hiroshima démocratique quand ces armes là vont tomber aux mains des gouvernements populistes et nationalistes qui progressent partout sur la planète.

Et moi faut que je vous laisse, on sonne à ma porte. Peut-être un contrôle fiscal. 

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