Depuis que je suis sur Facebook, c'est à dire quasiment depuis la création de la plateforme, je l'ai vu faire évoluer notre perception (et notre célébration) des anniversaires.
Birthday killing.
J'ai vu Facebook tuer les anniversaires et ce dès 2010, six ans à peine après sa création.
"But now everyone knows it’s your birthday. I used to be right up there with cake, but Facebook has commoditized my one and only social skill. I’ve been replaced by the computer. And it’s not just Facebook. I was the second person to wish my son a happy fourth birthday. The first was his dentist’s customer relations management software."
Tout comme vous j'ai, dans le même temps, vu également apparaître ces formes à peine dissimulées de hameçonnage attentionnel consistant à nous inviter, par notifications le plus souvent aussi intempestives que bullshitesques, à féliciter nos "relations" pour célébrer leurs "anniversaires de travail" sur LinkedIn.
J'ai vu donc la petite mort d'un rituel social en même temps que sur les mêmes plateformes assassines naissaient d'autres rituels de célébration : ainsi les adolescents et jeunes adultes se mirent à l'occasion de chacun des anniversaires de leurs camarades à publier sur Facebook différents "dossiers" de photos les représentant dans des postures assez peu valorisantes et assez drôles (j'en sais quelque chose puisque je suis encore ami avec mes étudiant(e)s).
J'ai vu aussi ce dernier rituel se tarir à mesure que lesdits jeunes adultes et adolescents délaissaient la plateforme pour migrer vers d'autres espaces de socialisation en ligne comme WhatsApp, Snapchat ou Instagram, laissant Facebook à leurs (vieux) parents.
Et j'ai vu. Et j'ai vu, récemment, apparaître sur Facebook un nouveau rituel d'anniversaire. Consistant à collecter directement de l'argent pour financer telle ou telle cause / association (il est également possible de lancer une collecte de fonds pour soi-même). J'ai ainsi vu naître le "Mercy Market", le marché de la pitié.
Joyeux coûteux anniversaire.
Concernant les anniversaires, les "Charity Birthdays" existent depuis 2017 et avaient en une année permis – selon les chiffres de Facebook – de collecter près de 300 millions de dollars pour 750 000 causes ou associations / organismes "sans but lucratif" (soit, à la louche, 400 euros par an et par association).
A noter que le paiement s'effectue par le biais de la plateforme de paiement en ligne Stripe et que si vous choisissez de collecter de l'argent pour une "cause" (parmi celles acceptées par Facebook) la plateforme ne prélève aucune commission. Par contre s'il s'agit d'une collecte de fonds "personnelle" les commissions varient selon les pays. Les lois du Mercy Market restent avant tout les lois … du marché.
Le processus de "Charity Birthday" a ceci de particulier qu’à la différence de l’affichage automatique de tous les anniversaires de tous vos amis, là c’est l’impétrant(e) qui "désigne" les amis qu’il ou elle souhaite convier à financer la cause qu’il ou elle a choisi. Vous vous trouvez donc nommément pointé pour sortir votre carte bleue. Dans l'hypothèse où il s'agit d'un(e) vrai(e) ami(e) très proche à qui vous auriez de toute façon essayé de trouver un cadeau sympa, s'il ou elle vous indique qu'il ou elle préfère filer des thunes à une association, pourquoi pas après tout.
Mais les anniversaires Facebook sont essentiellement un moyen de travailler sur le "second rideau" de l'amitié comme on dit au rugby, c'est à dire sur ces relations sociales qui ne sont ni de parfaits inconnus ni des amis intimes. La fameuse "force des liens faibles" de Mark Granovetter.
En choisissant le Charity Birthday on "inverse" donc en quelque sorte la charge de la prescription. Ce n'est plus vous à qui Facebook se charge de rappeler que vous devez souhaiter son anniversaire à chacun de vos 200 amis, c'est chacun de vos 200 amis qui a désormais la possibilité de nommément vous désigner comme heureux bénéficiaire de la charge symbolique de possiblement refuser de soutenir telle ou telle association caritative. Merci du cadeau :-/
Birthday Business.
En rédigeant cet article je me suis posé la question de savoir d'où venait cette "tradition" de la fête d'anniversaire et je suis – merci les internets – immédiatement tombé sur les travaux passionnants (enfin moi en tout cas je trouve ça passionnant …) de Régine Sirota, particulièrement l'article : "Les civilités de l'enfance contemporaine. L'anniversaire ou le déchiffrage d'une configuration" (pdf ici) d'où j'extrais le passage suivant :
"L’anniversaire célèbre chez les Egyptiens la vie et la mort du dieu Osiris mais est quasi inexistant dans le monde grec. Hérodote est surpris, au Ve siècle avant J.C., par la coutume perse : "Un jour entre tous est marqué par des solennités particulières : c’est pour chacun son jour de naissance. Ce jour-là, ils pensent devoir servir un repas plus abondant que de coutume : les riches servent un boeuf, un cheval, un chameau, un âne rôtis au four tout entiers, les pauvres ont du menu bétail."
Les Romains firent entrer l’anniversaire dans la vie quotidienne dès le premier siècle avant J.C. L’anniversaire est alors une fête familiale où l’on rend grâce au génie qui accompagne l’individu au long de sa vie.
Avec l’apparition de la chrétienté, l’anniversaire est assimilé au culte de soi et devient péché d’orgueil ; seuls doivent être honorés Dieu et ses saints. La date de naissance n’est plus connue avec précision et n’est célébrée que par proximité avec le jour du saint intercesseur.
L’individu se fond dans la communauté de l’Eglise. Au Moyen-Âge, la célébration du saint englobe l’enfant dans le groupe de ceux qui portent son nom, lors de processions ou de cérémonies qui ont lieu à l’église.
La Renaissance et le renouveau humaniste réhabilitèrent l’individu. La Réforme valorisa un rapport à Dieu plus personnel et le monde protestant, écartant les saints, renoua avec le rite de l’anniversaire. Il réapparut dans les cours royales fêtant leur monarque puis s’étendit à l’aristocratie et aux couches aisées de la société.
Au XIXe siècle l’anniversaire, cher à la reine Victoria pour qui il était l’occasion d’un rappel aux valeurs morales, toucha toutes les couches de la société et devint l’objet d’un commerce de cartes postales, calendriers, livres d’anniversaire. Dans les pays anglo-saxons, le jour de la naissance était seul célébré alors que les Allemands fêtaient aussi celui du saint. La littérature allemande et anglaise lui donna souvent la dimension fatidique d’une rencontre de l’individu avec son destin. Lebrun (1986) fait l’hypothèse que les échanges intellectuels et épistolaires des élites européennes favorisèrent la réintroduction de l’anniversaire en France d’abord dans ce petit milieu, avant qu’il ne s’étende lentement.
Introduit aux États-Unis par les colons venus d’Angleterre, il symbolisa rapidement l’hommage rendu à l’homme libre prenant son destin en main sur une terre nouvelle. Il se développa puis revint, amplifié, vers l’Europe.
Lentement repris en France dans le cercle familial (Martin-Fugier 1987) de l’aristocratie frottée aux moeurs anglaises (Mension-Rigaut 1990, 1994) puis dans la bourgeoisie, il prit ses formes actuelles au lendemain de la deuxième guerre mondiale avec la pénétration de la culture américaine et s’épanouit pendant les trente glorieuses. L’individualisation marquée aussi par le choix du prénom accompagne l’évolution de la place de l’enfant dans la famille. Il s’ouvre enfin aux copains avec l’évolution des sociabilités enfantines (Sirota 1998a)."
Passionnant historique qui se conclut ainsi :
« Que retenir de ce rapide historique ? Ce rituel fluctue dans le temps et circule dans l'espace européen en soulignant dans chaque société, la place et la reconnaissance de l'individu dans l'ordre social. À chaque étape il prend des formes nouvelles et comprend aujourd'hui trois formes : l'anniversaire familial, l'anniversaire "copinal", l'anniversaire scolaire. »
L'article datant de 1998 et Facebook de 2004, elle n'avait naturellement pas étudié "l'anniversaire social" au travers de ce que propose Facebook, c'est à dire une forme automatisée de la fonctionnalité de "rappel calendaire" qui à l’échelle du nombre d’utilisateurs captifs de la plateforme aura donc appauvri, tué ou en tout cas totalement reconfiguré la ritualisation et la socialisation de l'anniversaire. Et désormais sa nouvelle dimension caritativo-mercantile.
Dans un autre article, « Les copains d’abord : les anniversaires de l’enfance, donner et recevoir » (pdf également disponible), Régine Sirota s’intéresse plus spécifiquement aux logiques de dons et de contre-dons autour de la figure de "l’impératif catégorique du cadeau", qui appelle aussi ses "contre-cadeaux" (= les bonbons ou l’apéro qu’on prépare pour recevoir les gens dont on sait ou dont on suppose qu'ils vont vous amener des cadeaux). Elle écrit ceci :
« Si l'on compare les stocks respectifs obtenus lors d'une cinquantaine d'anniversaires, apparaissent certains principes de fabrication du trophée : d'une part, la constitution du cercle social, d'autre part, la célébration de l'individu dans la double consécration de son individualité et de son appartenance au groupe de pairs. L'analyse de la liste des donateurs permet de suivre effectivement l'évolution du cercle social enfantin et les degrés de proximité. Le nombre d'invités, et donc de cadeaux, tourne autour d'une dizaine (les parents limitant souvent à ce chiffre la liste d'invités). Au cercle de famille des premières années, s'ajoutent, dès trois ans, les premiers copains qui viennent s'adjoindre aux cousins et aux enfants des amis des parents de la même génération. Puis, au fil de la scolarité, se succéderont les copains de crèche, de maternelle ou les voisins, avec qui se sont constituées des relations d'entraide et d'amitié entre parents, pour principalement se concentrer sur les copains de classe. L'école primaire, puis le collège structurant principalement le réseau de sociabilité, l'invitation à l'anniversaire entérine l'appartenance à ce réseau, l'importance ou la personnalisation du cadeau signifiant le degré de proximité. La personnalisation des cadeaux dépend fortement du niveau de proximité et d'intimité ; plus le copain est proche, plus le cadeau tient compte des goûts de celui-ci (…) »
Avec le Charity Birthday façon Facebook, c’est toute la relation « donateur-donataire » qui est reconfigurée, tant sur le plan monétaire que sur le plan symbolique. Celui qui reçoit (le donataire) n’est plus qu’un intermédiaire entre le donateur et le donataire réel (l’association caritative) et cet intermédiaire a pour fonction de solliciter directement le donateur sur le plan social en le désignant nommément et, comme je l’indiquais plus haut, en lui faisant porter la charge symbolique d’un éventuel refus. Une charge symbolique d’autant plus importante et signifiante qu’elle mobilise des problématiques en lien avec le domaine caritatif.
Dans ces Charity Birthday, Facebook efface également le lien entre "personnalisation du cadeau" et "niveau de proximité et d'intimité" avec l'impétrant(e). Comme il avait effacé le marqueur affectif consistant à mémoriser uniquement les dates d'anniversaires de ses amis les plus importants en systématisant la procédure de rappel calendaire.
C'est peut-être l'anniversaire du don caritatif mais c'est toujours pas la fête des politiques publiques de lutte contre la misère et les inégalités.
Les logiques de dons caritatifs via des plateformes généralistes (comme Facebook) ou dédiées (l'ensemble des solutions de crowdfunding) occupent une place chaque jour plus importante et déterminante à l'échelle de ce que les acteurs économiques identifient désormais clairement comme un "Mercy Market" qui est le nouvel avatar du "Charity Business".
Dans ce marché – comme dans les autres – de plus en plus de poids repose sur l'individu et non plus sur le collectif ; sur la sphère privée et non plus sur la sphère publique ; sur des accords contractuels entre individus, plateformes et associations et non plus sur des politiques publiques de lutte contre les inégalités, les discriminations, la pauvreté.
Alors bien sûr, si vous le pouvez, envoyez des dons aux associations. C'est vital. Et puis aussi pensez quand même à voter pour des gens qui fileront aux associations la part d'argent public qui leur revient de droit au regard des missions qu'elles assurent, a fortiori quant elles le font en lieu et place de gouvernements qui leur coupent vivres, subventions et – par exemple – contrats aidés.
Et joyeux anniversaire.