Après la liste des cagnottes Leetchi et les différents enjeux dont je vous parlais hier dans l'article "La cagnotte Leetchi, le philosophe abruti et la faillite de la démocratie", on a appris sans réelle surprise qu'Eric Drouet venait de lancer une campagne Paypal. Le million d'euros fixé comme objectif doit être distribué à l'ensemble des victimes des violences policières.
En moins de deux journées la collecte atteint déjà plus de 90 000 euros.
Il existe un principe de double proportionnalité pour ces cagnottes. D'abord elles sont proportionnelles à la visibilité et à la notoriété de leur initiateur et à celle de son premier cercle qui intervient en relai immédiat. Et cette première proportionnalité conditionne généralement l'ampleur de la reprise médiatique qui vient, en deuxième lame, à son tour renforcer la visibilité de la collecte de fonds.
Ensuite, ces cagnottes sont proportionnées à l'habituelle hiérarchie virale des émotions : les cagnottes et collectes atteignant les sommes les plus élevées sont celles qui répondent aux émotions générant également le plus de viralité c'est à dire la colère et l'indignation en premier (et plus largement tout ce qui contrevient frontalement à une forme d'éthique personnelle), et ensuite la tristesse et l'affliction (dimension du pathos et de l'empathie pour, en vrac, des enfants, des malades, des déclassés, des enfants malades déclassés, etc.)
La cagnotte ou l'impôt.
Ces derniers temps les logiques de Crowdfunding portées par des grandes plateformes ou par des banques (Leetchi a été racheté par le Crédit Mutuel) élargissent considérablement le spectre de leur action et de leur impact dans le champ public comme dans la sphère privée (avec les "Charity Birthdays" de Facebook notamment). Et ce changement est tout sauf trivial ou anecdotique : il va globalement dans le sens d'un affaiblissement du rapport de confiance et d'acceptation de l'impôt. Un impôt désormais essentiellement vu comme une simple "taxe" dont l'affectation supposément obscure est d'autant plus mal ressentie et partagée qu'elle est corrélée à l'exemption factuelle (exil fiscal) et autres cadeaux fiscaux (ISF, CICE, etc.) dont les plus riches bénéficient. Cet affaiblissement de la valeur symbolique de l'impôt, notamment donc chez les classes populaires et intermédiaires, est lui-même le résultat des politiques de mises à mort de pans entiers de secteurs et de services publics.
Au-delà de la part narcissique intrinsèque à toute forme de don, c'est à un effritement morbide de la solidarité nationale que nous assistons. Et rappelons-le encore, cet effritement n'est pas le fait de celles et ceux qui alimentent ces cagnottes de Crowdfunding mais de la conjonction de deux phénomènes : d'une part l'appétence des plateformes à systématiser la visibilité de ces appels aux dons (pour y prélever leur marge) et d'autre part la cynique et programmatique déconstruction politique de la valeur symbolique de l'impôt par la casse des services publics en bénéficiant.
Le résultat c'est que s'installe une dangereuse ritournelle. Ici on entend : "comme les frais de justice sont trop élevés aidons nos camarades qui vont en justice en collectant de l'argent pour leur permettre d'y faire face" (dont la cagnotte pour Christophe Dettinger était emblématique et dont Jean-Michel Apathie a très bien cerné la bêtise qu'à constitué sa fermeture et sa suppression ainsi que la faute politique de celles et ceux qui ont réclamé cette fermeture). Ailleurs – pour l'instant heureusement rarement en France mais déjà systématiquement aux Etats-Unis – ailleurs on entend : "comme les frais médicaux sont trop élevés aidons celles et ceux qui sont en dehors de la prise en charge médicale en collectant de l'argent pour leur permettre d'y faire face". Et ainsi de suite.
Hier encore cantonné à l'éclosion de quelques improbables ou authentiques phénomènes artistiques, le financement participatif est aujourd'hui incontournable, des anniversaires jusqu'aux caisses de grèves, et il est également de plus en plus souvent associé à des mobilisations sociales ou politiques. Mobilisations dont il ne suffit pour l'instant pas à garantir ou à assurer le succès mais pour lesquelles il se pose en garant de plus en plus incontournable.
Au final, le mélange entre le marketing de l'indignation et le marché de la pitié (Mercy Market) produit un poison démocratique aussi efficace qu'insidieux à plusieurs titres. D'abord parce qu'il ronge de l'intérieur les systèmes de redistribution et de solidarité nationale. Ensuite parce qu'il fait peser sur les citoyens eux-mêmes de nouvelles charges assimilables à une forme d'impôt mais sans jamais se préoccuper d'assurer l'équité de ces charges. Et enfin parce qu'il installe et légitime l'idée d'une faillite de l'Etat dans la garantie de cette solidarité nationale par répartition équitable des richesses et des prélèvements obligatoires et nourrit donc en retour l'opportunisme et le projet ultra-libéral et libertarien (= sans état) de plateformes et d'acteurs économiques qui n'en demandaient pas tant.
A la "dé-régulation" que réclame et met en oeuvre depuis 30 ans la doxa libérale s'ajoute aujourd'hui une "dé-valorisation" littérale de la mécanique et de la logique d'imposition, c'est à dire une perte de la valeur non pas uniquement économique mais symbolique de l'impôt.
<Parenthèse> A ce titre, si j'avais et le temps et la légitimité économique suffisante pour le faire, je pourrais vous montrer comment la logique du prélèvement à la source, qui aurait pu être pensée pour contribuer à restaurer cette confiance dans l'impôt au travers de sa lisibilité, va tout au contraire contribuer à aggraver encore davantage à la fois sa dévalorisation symbolique mais également économique dans le financement des solidarités nationales. </Parenthèse>
La cagnotte ou les menottes.
Selon la plateforme et les modalités qu'elle propose, il est souvent possible de donner en masquant son identité réelle de la liste publique des donataires (mais jamais de la plateforme elle-même). Comme on peut le voir dans la liste des cagnottes en soutien aux Gilets Jaunes (mais dans également dans la plupart des autres contextes), les donateurs n'ont en général pas recours à cette possibilité de masquage public, précisément du fait de la dimension narcissique du don, dimension souvent renforcée par un aspect militant (dont certains diront qu'il n'est qu'une deuxième couche de narcissisme mais passons).
Donc tout le monde sait déjà qui a donné et pour quoi. En tout cas les plateformes qui agrègent et collectent ces dons le savent parfaitement. Et quand lesdites plateformes ne sont pas la propriété de Banques (rappel : Leetchi, qui condense l'essentiel des cagnottes pour – ou contre – les Gilets Jaunes est propriété du Crédit Mutuel), elles sont elles-mêmes d'authentiques organismes bancaires (c'est le cas de Paypal) ou mobilisent des solutions de paiement en ligne qui sont souvent propriété des GAFAM. Et en plus de tout cela, indépendamment des dons monétaires que ces mêmes sites de cagnottes nous proposent de "partager" sur les grandes plateformes sociales, nous faisons nous-mêmes souvent la promotion de tel ou tel don pour telle ou telle cause auprès de nos amis et dans nos différents réseaux sociaux.
Donc à part l'inénarrable Marlène Schiappa qui ne trouverait pas aberrant qu'un gouvernement puisse réclamer l'identité des signataires participant à une cagnotte pour éventuellement faire peser sur eux une charge judiciaire de "complicité", tout les gens raisonnables savent bien que la question de l'anonymat (et de son éventuelle levée) est essentiellement un non-problème.
Le vrai problème est juste à côté de la vérité, c'est à dire … ailleurs.
Dans l'article où j'évoquais la bascule entre la mobilisation sur Facebook des Gilets Jaunes et les prochaines élections j'écrivais :
"Pour Facebook il est donc très facile de très précisément savoir, à l'échelle de chaque profil individuel, qui a liké, commenté, approuvé ou désapprouvé tout ou partie des revendications, et de le faire revendication par revendication, profil par profil, avec un niveau de granularité très fin. Non seulement c'est très facile mais en plus c'est la base de son modèle économique, de son architecture technique, et de ses récents et récurrents ennuis … (…) quelle que soit l'issue du mouvement des Gilets Jaunes et indépendamment de sa temporalité propre, il est absolument évident que les prochaines élections en France vont se jouer sur la cinquantaine de thèmes qui sont présentés ici. En commençant par ceux liés au pouvoir d'achat. Quelle que soit l'issue du mouvement, la base de donnée "opinion" qui restera aux mains de Facebook est une bombe démocratique à retardement … Et nous n'avons à ce jour absolument aucune garantie qu'elle ne soit pas vendue à la découpe au(x) plus offrant(s). "
De fait il faut toujours écouter Marlène Schiappa car elle a cette étonnante capacité d'inversion qui lui permet souvent de décrire comme des solutions ce qui constitue en fait de gros problèmes. Car oui, le gros problème ici c'est justement que des gouvernements ou des plateformes puissent ainsi avoir accès à l'identité de ceux qui cotisent à une caisse de grève ou qui veulent soutenir un ancien boxeur dont il se confirme qu'il a certes roué de coups un policier et que c'est mal mais – et le détail à son importance – juste après avoir stoppé ledit policier qui était lui-même en train de rouer de coups une femme au sol et que ça aussi ben c'est quand même un peu mal.
Je l'ai déjà écrit dans un nombre incalculable de billets mais nous sommes en quelques années passés d'un monde où 95% de nos actions et comportements numériques s'effectuaient dans un espace numérique totalement public à un monde où 95% de ces mêmes actions et comportements numériques s'effectuent dans le giron quasi-carcéral de plateformes totalement privées. Et cela pose un immense problème dès lors que ces actions et comportements ont une dimension politique, a fortiori lorsque les responsables politiques ne semblent avoir d'autre appétence que de relire 1984 comme s'il s'agissait d'un manuel d'instructions.
One More Thing.
La cagnotte contre les menottes dans le cas du boxeur Christophe Dettinger.
La cagnotte qui te colle les menottes dans la déclinaison Orwellienne d'un imaginaire où chaque micro-centime de don est relié à un ou plusieurs profils sociaux. Si tu donnes à cette cagnotte, alors danger, et si tu ne donnes pas assez à celle-là alors danger encore plus grand.
Enfin la cagnotte et les bots. De manière pour l'instant presqu'anecdotique mais à mon avis promise à un très bel avenir, on observe déjà d'étranges choses sur certaines cagnottes. Notamment celle de soutien aux forces de l'ordre initiée par Renaud Muselier, en réponse à celle de soutien à Christophe Dettinger. L'activité nocturne de cette cagnotte a été repérée par Pierrick Tillet sur son blog, et même si en conclure comme il le fait "qu'elle n'est qu'un Fake alimenté par des robots" semble un peu hâtif en l'état des investigations, les justifications fournies par la société Leetchi en réponse à ces accusations (un rattrapage de dons versés qui ne se seraient pas affichés en raison de l'affluence et auraient nuitamment été régularisés) semblent également assez hâtives et assez farfelues. Il est en tout cas plus que probable qu'il s'agisse là d'un phénomène d'astroturfing dont il sera intéressant de déterminer à qui il profite et qui en sont les initiateurs. Je ne doute pas que le Crédit Mutuel sera d'ailleurs aussi prompt à diligenter une enquête sur ce sujet qu'il l'a été pour ouvrir celle concernant la légalité de la cagnotte pour Christophe Dillinger. #OhWait
Remettre au pot Commun.
Tout cela reste passionnant à observer de derrière son écran mais sans verser dans un Eric Sadinisme de circonstance, je confesse qu'il est de plus en plus compliqué, derrière ces histoires de cagnottes, de menottes et de bots, de ne pas entendre monter le bruit des bottes. Alors pour ne pas conclure sur une note pessimiste, dans l'un des articles que j'avais consacré à l'histoire de la caisse de grève crowdfundée lors du conflit social à la SNCF, je suggérais de reprendre les éléments des "communs de capabilités" développés par Geneviève Fontaine prolongeant les travaux d'Elinor Oström. Permettez que je m'auto-cite en conclusion :
"Les critères qu'elles proposent toutes deux sont redoutablement pertinents et surtout efficaces pour imaginer des plateformes (de crowdfunding ou d'autre chose) qui soient réellement vertueuses dans leurs usages ainsi que pour verrouiller autant que faire se peut leur capacité à être détournées. Ainsi la "finalité d'équité portée aux plus démunis et vulnérables", la garantie pour les commoners d'une "possibilité d'exit de voice ou de loyalty", mais également le fait de pouvoir s'appuyer – comme le soulignait déjà Ostrom – sur des pouvoirs publics qui en sus de la reconnaissance méta-institutionnelle des règles du "commun" vont avoir à coeur et à charge de "favoriser la liberté procédurale des acteurs" sont autant de pistes fécondes pour mettre en oeuvre des outils – et des usages – numériques qui ne soient pas de simples facilitateurs ou accélérateurs, mais qui posent un cadre éthique structurel favorisant l'émergence de capacités non seulement "communes" mais limitant la déliquescence du pacte social qui est la conséquence de l'abandon du politique sur ces sujets."
Vos articles sont un régal à lire. Nulle part ailleurs je ne trouve une telle qualité de rédaction, de sourcing et de recul / analyse.