Amazon(ia is on) fire. La tablette et la forêt.

Amazon(ia is on) fire.

Quand le sage montre la forêt amazonienne qui brûle, l'idiot regarde les requêtes Google. Permettez que j'endosse le rôle de l'idiot, le temps d'un article. Les incendies qui ravagent la forêt Amazonienne sont apparus dans l'actualité en cette fin Août alors qu'ils dévorent le "poumon de la planète" depuis début Juillet. 

La forêt amazonienne brûle. Et avec elle, et les glaciers, et les océans, et la pollution globale et autant de boucles de rétroactions qui condamnent le monde que nous et nos parents avons connu et dans lequel nous avons grandi. 

Enième symptôme, énième manifestation, énième preuve accablante d'une forme d'irréversible que seule notre capacité innée de résilience, ou d'insouciance, ou de folie peut-être, nous permet de regarder sans autre accablement que celui né du couplage d'une habitude et d'un renoncement. Et d'un appétit finalement sordide.

Du point de vue de l'information telle que nous la percevons chacun depuis nos lorgnettes sociales, plusieurs faits semblent saillants.

D'abord le relativisme constant qui voit s'affronter les tenants du "tout cela n'a rien de nouveau et n'est donc pas particulièrement alarmant, même si cela reste grave" et ceux du "vous êtes dingues, on va tous mourir". Chacun documentant son point de vue à grands coups d'opinions présentées comme autant d'argumentations, et transformant à l'envi des corrélations en causalités et réciproquement.  Certes ces incendies n'ont rien de nouveau à une échelle de temps courte si l'on regarde en arrière (une génération). Ils n'en sont pas pour autant moins alarmants à une échelle de temps long si l'on se projette vers l'avant (2 ou 3 générations). Et à l'échelle de temps qui est celle de la géologie, de la planétologie ou de l'anthropocène, la question cesse d'intéresser et les médias et l'opinion et se trouve donc confinée à quelques cénacles scientifiques totalement absents du débat sociétal. 

L'autre fait saillant, corrélat du premier, est la concurrence des misères.  Des misères environnementalistes pour le coup. Concurrence qui a parfois valeur de rappel à la raison. Oui la forêt amazonienne brûle. Et la Bolivie à côté. Mais l'afrique subsaharienne brûle aussi. Et la Sibérie. Et c'est a minima aussi grave, préoccupant et dramatique. Sauf que la dénonciation d'un fait dramatique, y compris quand elle est sincère, a souvent pour effet d'atténuer la dramaturgie de l'autre ou d'accélérer le sentiment d'inexorable et d'impuissance. 

L'anecdotisation participe aussi du contre-récit de l'effondrement. Greta Thunberg en est la victime expiatoire car elle incarne ce que d'autres voudraient voir demeurer une pensée désincarnée bien plus facile à contrer ou à oublier … ou  à incarner eux-mêmes en mieux pensent-ils. 

L'anecdotisation est enfin visible au travers des phénomènes classiques d'emballement qui la servent en retour. Ici ce fut donc "la" photo de la forêt en feu, très partagée y compris par Emmanuel Macron, et présentée comme actuelle alors qu'elle date de plus de 16 ans

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On parle donc d'une photo qui n'a pas la bonne date, d'une adolescente qui, selon certains, n'aurait pas le bon âge ou pas les bons parents ou pas la bonne forme de précocité ou de lucidité ou de pathologie, on parle des gens qui parlent de tout cela, et la forêt, elle, continue simplement de brûler. La fumée est d'abord celle de la place laissée à ces discours-écran (de fumée) dans des médias "classiques" trop souvent en relai de la dynamique propre aux logiques sociales interpersonnelles de partage, d'indignation et de ritualisation de ladite indignation. Autre forme de boucle de rétroaction qui finit par donner à l'écume de ces commentaires la consistance d'une gangue discursive omniprésente et omnipotente sur l'opinion. 

Bref. Anecdotisation et relativisme. Les deux mamelles de la difficulté d'établir et de stabiliser une forme de véracité, c'est à dire de vérité partagée, consensuelle. Difficulté accrue d'une heuristique de la preuve. Au point même que chaque article dit de "Fact-Checking" peut-être lu de manière totalement différente selon ses propres croyances. Ainsi l'article de Libé Désintox : "L'ampleur des incendies en Amazonie est-elle vraiment historique ?" répond correctement à une question qui occupe effectivement l'espace médiatique des "commentaires" au même titre que le Greta Thunberg bashing, mais cette question n'est pas celle que l'on doit se poser si l'on veut comprendre pourquoi la situation est dramatique et quelles en sont les raisons.

Lorsque ces deux phénomènes, anecdotisation et relativisme, se conjuguent pour figer chaque croyance, chaque ressenti, chaque opinion, il devient alors urgent et nécessaire de disposer d'un étalon de jugement qui soit une forme publique de discours suffisamment informée et commune, c'est à dire visible, lisible et audible par chacun et dans des temporalités qui ne soient pas exclusivement calquées sur des logiques émotionnelles. Alors seulement il est possible de se confronter à des discours et à des idéologies, et à les affronter si on le juge nécessaire.  

Mais de tout cela je vous ai déjà parlé et ne vous ai rien appris si vous avez lu Hannah Arendt, notamment cet entretien de 1974 sur la question du totalitarisme, que je cite (très) souvent ici :

"Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu'il vous plaît."

"Plus personne ne croit plus rien". Alors tout le monde signe des pétitions. 

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La marque et la requête.

Mais c'est d'encore autre chose que je je veux vous parler aujourd'hui. Je veux vous parler d'un monde dans lequel une immensité de gens s'informent principalement et parfois exclusivement (pour certains faits, dans certaines périodes) par le biais de ce qu'ils voient au travers du prisme des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. D'un monde dans lequel cette partie là de l'information n'est plus qu'en concurrence légère avec la presse écrite, la radio et la télévision. D'un monde dans lequel la fabrique de l'opinion passe, tout au moins d'un point de vue chronologique, d'abord par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Et dans la capacité de fabriquer l'opinion, chacun sait que la chronologie des récits prime souvent sur celle des faits. 

Alors voilà. La forêt amazonienne brûle mais chaque fois que l'on tape "Amazon Fire" sur Google Actualités il est impossible de le savoir. Et si nous le savons déjà, il est presqu'impossible de s'informer. C'est impossible car la page de résultats correspondant à la requête "Amazon Fire" est presqu'entièrement occupée par des liens pour la tablette baptisée "Fire" de la firme baptisée "Amazon". Comme cet article de Quartz et celui de Numérama l'ont observé. 

Af7Ceci n'est pas une forêt.

Alors bien sûr il suffirait d'utiliser les opérateurs de recherche avancée, le booléen "sauf" par exemple qui permet d'exclure un mot d'une recherche :

"Amazon Fire 'sauf' tablette" par exemple.

Qui l'utilisera ? Ou de descendre en 2ème ou 3ème page de résultats. Qui le fera ? Ou de considérer que toute recherche Google nécessite un effort, un coût cognitif important pour aller au-delà du simple mécanisme de réponse réflexe que produit le mode de calcul algorithmique. Mais qui le considèrera ? D'autant que ce sont désormais moins de la moitié des requêtes sur Google qui débouchent sur un clic. La réponse avant la question. Plus que jamais.  Google n'est plus une porte d'entrée mais un cul de sac.

En temps normal, et du fait de la régie publicitaire de Google, qu'une requête commerciale passe devant un fait d'actualité est déjà plus que problématique. Mais que cette requête commerciale continue de squatter les pages de résultats et d'obfusquer la réalité d'une actualité alors même que celle-ci est littéralement incandescente repose la même, la seule, l'unique question valable : un accès à l'information, quel qu'il soit, dès lors qu'il est entièrement soumis au modèle économique d'une régie publicitaire, peut-il prétendre à une quelconque forme d'objectivité ou à tout le moins de véracité (c'est à dire une forme de vérité partagée) ? Et la réponse tient en trois lettres. Non. Bien sûr que non. Non non non et non. 

La forêt mise à l'index.

Même si la logique n'a rien d'inédit et était tout au contraire parfaitement prévisible, c'est à ma connaissance la première fois qu'une marque passe devant une actualité planétaire dans un index – celui de Google (news) – lui aussi planétaire (les commentaires sont ouverts si vous trouvez d'autres exemples). La première fois que la démonstration est faite. Démonstration de quoi me direz-vous ? Que la marque importe davantage que les faits et que le monde. Que la publicité chasse l'actualité et avec elle une forme de vérité. Que ces moteurs n'assument plus rien de la mission qu'ils revendiquaient : eux qui prétendaient "organiser l'information à l'échelle de la planète" n'organisent aujourd'hui que les formes les plus triviales de consommation. Et preuve et démonstration, enfin et surtout, que les noms propres chassent les noms communs. "Ainsi des noms propres chassent-ils les noms communs". Cette dernière phrase est de Michel Serres dans ce très court et très remarquable texte : "La guerre du propre contre le commun."

"Dans des magasins géants, la grande distribution précipita le phénomène. En ces lieux, vous ne trouverez plus des mouchoirs, mais des Kleenex, de la sauce tomate, mais du Ketchup. Il peut même arriver que le nom du produit manque sur l’emballage, chose qui gêne parfois les courses, surtout lorsqu’on arrive pour la première fois en pays étranger dont on connaît les langues, non les concurrences commerciales. Les marques prennent toute la place de sorte que l’on ne sait plus ce que l’on achète. Ainsi des noms propres chassent-ils les noms communs." (…)

Et de poursuivre : 

"La marque, c’est le vol. Un vol dont l’acheteur est certes victime, mais il s’agit surtout, à mes yeux, d’un viol de la langue. À leur profit, les noms propres volent les noms communs, dont les termes parlent d’eux-mêmes : ceux-ci désignent le bien commun ; ceux-là se réfèrent à la propriété. Une marque pose donc la question du droit de propriété et la résout en s’appropriant une chose commune."

Un viol de la langue. Une appropriation indue d'une chose commune. Ce viol est aussi celui d'un droit à l'information. Une appropriation de la possibilité d'une acculturation et donc d'un droit à l'information.  

Google n'affiche que de la publicité pour la tablette de marque "Fire" commercialisée par la marque Amazon lorsque l'on cherche à s'informer sur les incendies qui ravagent la forêt amazonienne. "La forêt amazonienne est en feu et Google ne parle que de tablettes Amazon." A la lecture du titre de cet article de Numérama, une phrase s'est immédiatement imposée. Cette phrase c'est aussi le titre d'un article (scientifique) de Dirk Lewandowski. "Why we need an independant index of the web." Dont je vous ai si souvent parlé, ici ou .

Je vous le remets dans l'ordre. C'est important.

Pourquoi avons-nous besoin d'un index indépendant du web ? Parce que lorsque la forêt amazonienne est en feu Google ne parle que des tablettes Amazon. 

<Nota-Bene> D'autant que sur Youtube, vaisseau amiral de la flotte de Mountain View, la plupart des vidéos sur le changement climatique remettent en doute son existence (au changement climatique). </Nota-Bene>

Google n'a plus rien, absolument plus rien d'un moteur de recherche qui permette de transcrire la réalité du monde. La raison est connue et elle avait été détaillée dans un article scientifique célèbre, dès 1998, par deux jeunes ingénieurs. Qui venaient de fonder le moteur de recherche … Google. Souvenez-vous

"A l'heure actuelle, le business model prédominant pour les moteurs de recherche est celui de la publicité. L'objectif de ce modèle publicitaire ne correspond pas toujours à la capacité de fournir des résultats de recherche de qualité pour les utilisateurs. (…) les moteurs de recherche reposant sur un modèle économique de régie publicitaire sont biaisés de manière inhérente et très loin des besoins des utilisateurs. (…) En général et du point de vue de l'utilisateur, le meilleur moteur de recherche est celui qui nécessite le moins de publicité possible pour lui permettre de trouver ce dont il a besoin. Ce qui, bien sûr, condamne le modèle de régie publicitaire de la plupart des moteurs de recherche actuels. De toute façon, il y aura toujours d'énormes quantités d'argent investies par des publicitaires soucieux d'orienter le consommateur vers leurs produits ou de créer chez lui un besoin de "nouveauté". Mais nous croyons que le modèle publicitaire cause un nombre tellement important d'incitations biaisées qu'il est crucial de disposer d'un moteur de recherche compétitif qui soit transparent et transcrive la réalité du monde."

Nous n'en sommes plus au temps des aveux mais à celui du verdict, de la sentence. Une sentence. Cette phrase en anglais. "Sentence". We need an independant index of the web. Nous avons besoin d'un index indépendant du web. Le web a besoin d'un index in-dé-pen-dant.  

Il ne sauvera aucune forêt d'aucun incendie. Mais il permettra d'éclairer autre chose. Et de créer d'autres liens et d'autres des clics. Le début de l'intelligence. Créer des liens. Qui soient autre chose que publicitaires. Etre collectivement et individuellement capables de se dé-marquer. Voilà l'enjeu.

La guerre du propre contre le commun ne fait que commencer. Elle touchera évidemment aux forêts et aux ressources naturelles mais également à la santé et à l'ensemble des autres "secteurs" qui permettent aux sociétés humaines de faire autre chose que de la concurrence libre et non-faussée. Face à l'imbécilité crasse, court-termiste et suicidaire de pouvoirs qui n'ont plus rien de publics et qui, par exemple, annoncent "réfléchir" au démantèlement l'ONF pour la privatiser, nous aurons plus d'un paradoxe à résoudre, comme celui de savoir s'il faut, ou non, avoir recours à la propriété privée pour sanctuariser dans l'urgence un certain nombre de biens communs

Sinon, pour paraphraser Michel Serres, nous ne serons rien d'autre que les fils, en droite ligne, de ces putains alexandrines

Apostille.

J'ai dû lire une cinquantaine de papiers, d'articles et d'enquêtes pendant la rédaction de cet article. Je vous en conseille tout particulièrement un, celui de Carlos Moreno, qui a le mérite d'être (relativement) court, et parfaitement sourcé et informé à la fois sur les origines et les conséquences (à tous les niveaux) de ces incendies d'Amazonie (et d'ailleurs).

Et vraiment, j'insiste, ne manquez sous aucun prétexte l'article de Lionel Maurel aka Calimaq sur les communs sylvestres.

3 commentaires pour “Amazon(ia is on) fire. La tablette et la forêt.

  1. Merci pour cet article pertinent.
    Un bémol toutefois : il faut que la recherche sur les incendies en Amazonie soit faite en anglais pour obtenir la tablette d’Amazon en réponse.

  2. Merci pour les liens sur l’article chez Sparktoro… C’est édifiant.
    Ca m’a aussi pourri le moral pour la journée, mais c’est édifiant. 🙂

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