Coronavirus. Et maintenant le temps.

D'abord, d'abord il s'agissait de gérer les distances.

Lors du premier confinement de Mars, il s'agissait de gérer et d'organiser la distance publiqueCelle du premier mètre. Lors du premier couvre-feu de mi-Octobre il s'agissait cette fois de gérer de la proximité privée. Celle du premier cercle. Celui des six. Celle du premier diamètre. Celui de la bulle

Désormais, lors du second confinement du 29 octobre il va falloir gérer, administrer, contrôler, circonscrire, policer, non plus de l'espace mais du temps. Du temps et des mots. Ce qui sera à la fois beaucoup plus délicat et beaucoup plus éprouvant. 

Du temps parce que désormais les questions de l'altération de l'ensemble de nos distances de socialisation, publiques et privées, sont actées. Pas nécessairement tout le temps et par tout le monde et en tout temps respectées mais déjà actées. Il suffit de voir les regards dans la rue ou dans les files d'attente ce matin lorsqu'elles ne sont pas respectées, ces distances. Il suffit d'observer les micro-changements, les regards furtifs dans la cellule familiale, qui disent ou interrogent sur d'infimes transgressions de distances, de proximités affectives, connues et reconnues, pour s'en autoriser ou pour s'en dispenser. Nous sommes déjà dans ces "milieux d'enfermement", ces "différents internats" comme l'écrivait Deleuze.

D'abord il s'agissait de gérer des distances.

Mais la question maintenant est celle du temps.

Combien de temps cela va-t-il encore durer. Impliquant une question boomerang : combien de temps sommes-nous encore capable de tenir ? De tenir non les distances – elles le seront essentiellement – mais de tenir le temps. Le temps qu'il faudra.

L'administration de la circulation des individus dans l'espace public est une prérogative de l'état de droit. Souvent contestée et notamment au regard de la restriction des libertés individuelles qui s'enchaînent depuis ces dernières années sous différents gouvernements et pour différents motifs, souvent contestée elle reste une prérogative régalienne relativement consensuelle. Relativement. 

Mais l'administration du temps social est autrement problématique et politique. D'abord parce qu'il est une subjectivité plus grande que celle de l'espace (même si tout ce que je vous ai raconté au sujet de la proxémie montre bien la subjectivité à la fois individuelle, groupale et culturelle de la notion d'espace). Et que du point de vue politique, du point de vue de l'État, c'est le temps et non l'espace qui concrétise le contrôle ultime des corps soit pour leur libération, soit pour leur aliénation. Que l'on songe simplement aux différentes conquêtes ou reculs politiques concernant les congés payés (le temps libéré davantage que le temps libre), les 35 heures ou bien encore le travail du dimanche. Respectivement du temps conquis, du temps négocié et du temps repris, du temps requalifié.

Le patient français.

Alors quand il s'agit de temps, le corps social est toujours impatient. Il est un corps doublement im – patient. Il est impatient car il éprouve collectivement et non singulièrement ce temps médical thérapeutique qui est celui du soin, de la maladie, et de la recherche d'un traitement. Tout le monde attend un vaccin ou une thérapeutique. Tout le monde. Tout le temps. Le temps de ce confinement qui est un non-lieu hors du temps social, puisque chaque lieu devient autre que ce pour quoi il était initialement habité : la petitesse devient exiguïté, la grandeur devient vacuité (moindre mal), le salon ou la chambre ou l'habitat tout entier deviennent bureau, la proximité devient promiscuité, la possibilité d'en sortir devient la contrainte d'y rester.  Tout le monde attend donc un vaccin. Impatiemment. Tout le monde l'attend mais très peu d'entre nous, heureusement, sont dans la nécessité vitale de l'attente. D'où un décrochage, une dichotomie, une dissonance cognitive dans le temps social partagé. Un déchirement dans l'espace-temps. Car très peu d'entre nous, heureusement, sont des "patients", des "malades". Les patients, les malades sont eux dans une impatience que leur état de patient suffit à justifier, à normer, à nommer, à domestiquer et donc à accepter, y compris socialement, y compris politiquement. On accepte que les patients soient impatients car on comprend que leur temps qui est un temps traumatique condensé, celui de l'expérience de la maladie, leur temps est un temps de l'urgence. Mais dans cette expérience inédite des temps de confinement, c'est tout le corps social qui est traité comme "patient" alors même qu'il ne l'est que très partiellement, alors même qu'il n'est en mesure que de manifester de l'impatience ; que le fait de n'être pas "patient" légitime à ses yeux de n'avoir pas de patience. Or c'est précisément cette impatience que le politique doit régler : impatience légitime socialement mais illégitime sanitairement.

40. 14. 7. 6. 2. Reconfine.

Voilà pourquoi aussi les variations du temps confiné à l'échelle individuelle ont considérablement réduit tant elles étaient non pas sanitairement mais politiquement et socialement intenables : nous sommes passés presqu'instantanément d'un discours politique de la "quarantaine" à celui de la "quatorzaine", puis en quelques mois à la "septaine", puis en quelques semaines à la "sizaine", puis en quelques jours à "deux jours" d'isolement si l'on était cas contact. Puis … Puis à un nouveau reconfinement car il n'y avait plus de temps. Plus le temps. 

"Tester, isoler, tracer" est la litanie politique. La non pas la sainte mais la sanitaire trinité. Mais tester prend du temps. Trop de temps quand cela est fait à peu près n'importe comment comme ce fut le cas. Isoler prend du temps que personne ne souhaite ou ne peut donner en proportion suffisante. Et si vous n'en êtes pas convaincu.e.s alors demandez-vous pourquoi depuis déjà plus de 2 mois des soignants testés positifs continuent d'être obligés d'être présents auprès des malades dans les hôpitaux. On ne peut plus prendre du temps car il n'y a pas assez de gens. Alors on prend … des gens. Enfin, tracer ne dessine une géographie utile à la prophylaxie que si la temporalité des deux précédents est adaptée. Ce qui là non plus ne fut pas du tout le cas.  

Le temps d'apprendre à vivre [en ligne] il est déjà trop tard.

Si dans cette crise comme dans d'autres la question de la place des discours numériques et des réseaux sociaux apparaît si pregnante, c'est aussi car à l'image d'une proxémie qui leur est propre, le numérique et les réseaux sociaux disposent de temporalités dédiées singulières, seules capables d'entremêler de manière si indistincte les formes les plus primaires d'absence de mémoire à très court terme à celles les plus élaborées d'hypermnésie. On oublie tout à mesure où l'accumulation raisonnée des connaissances à fait place au seul empilement déraisonnable d'informations dans le défilement infini de nos écrans, mais l'on oublie tout en se souvenant que l'on peut à tout moment se rappeler de presque tout, car tout est rappelable, reconvocable à tout moment et à coût cognitif quasi-nul. Total Recall

Je défends la thèse d'un numérique comme un milieu. C'est à dire, si l'on prend l'exemple du milieu aquatique, que des objets non-numériques "plongés" dans le numérique n'en perdent pas leurs qualités singulières mais qu'il s'y trouvent diffractés ; que certaines de leurs affordances bougent, que certaines de leurs propriétés sont différemment perçues et donc comprises. Prenez un article de l'édition papier de Libération, "plongez-le" dans le fil numérique de Facebook. Il reste un article de Libération mais il apparaître hors contexte, "noyé" entre une photo de votre copine et une publicité pour une voiture ou un clip de rap, sa date de publication sera systématiquement masquée, son auteur également, son titre seul suffira comme unité minimale de perception cognitive légitimant la capacité d'en parler ou d'émettre un avis lors même que les raccourcis que l'auteur s'était autorisé pour ce titre se légitimaient par la lecture de l'article en entier, lecture qui en changeant de milieu, ne devient plus ni nécessaire ni littéralement évidente c'est à dire que l'on puisse "voir". Le numérique comme milieu donc. Comme l'expliquait Louise Merzeau. Une diffraction.

Dans ce milieu qu'est le numérique, en plus des phénomènes décrits ci-dessus de quasi-absence de mémoire immédiate couplés à des formes rémanentes d'hypermnésie, le temps social, c'est à dire en temps d'épidémie celui des "patients" et des im – patients, des "non-patients", ce temps se trouble et fait écho à la fois aux incohérences du temps politique et aux insupportables de ce temps social suspendu.

"Fractalnoïa" ou "digiphrénie" sont quelques-uns des néologismes qui tentent d'en rendre compte. Au-delà des néologismes, en tant que médias et non plus simplement comme milieux, les réseaux sociaux (notez bien que je dis "les réseaux sociaux" et non "le numérique"), les réseaux sociaux ne visent et ne permettent pas simplement une accélération de la transmission des informations ou une décorrélation entre la vitesse de l'information et celle de son vecteur d'acheminement (comme le permit pour la première fois le télégraphe électrique), mais ils visent explicitement à un ressassement. Les réseaux sociaux sont des médias du ressac. De la ressortie plus que de la répartie. 

A ce titre et toujours dans les formes de temporalités qui leurs sont propres, ils sont aussi de formidables espaces d'explicitation. Parce qu'ils ont seuls cette capacité à précipiter les choses (comme dans le cas des innombrables mouvements nés d'un relai en ligne, #Metoo pour n'en citer qu'un) et à produire des précipités discursifs, au sens chimique du mot, c'est à dire des instants figés et solides remobilisables à tout moment et dans tous contextes. Parfois pour d'excellentes raisons et motifs, parfois pour tout le contraire. 

Dans la gestion de ce nouveau confinement, et dans la colère sociale qui l'accompagne et qui n'est pour l'instant contenue que par la main de la résignation et de l'angoisse sanitaire, le politique va devoir gérer non plus des distances mais du temps. Au regard de ce que fut sa gestion des distances, et au regard du décalage entre ses paroles et ses actes, de ses atermoiements coupables, de son imprévoyance comme de son impéritie, il est pour l'instant républicain d'être patient. D'autant que le temps est assassin et que le rire qu'il emporte avec lui est celui des grands-parents. Alors oui, il est pour l'instant républicain d'être patient, mais il sera très tôt demain souverain de n'être qu'impatients

Mais qu'il s'agisse de la distance entre ce que l'on nomme le peuple et ses gouvernants, ou des accélérations de l'histoire visant à basculer dans des sociétés d'un autre type, ce virus, aura été bien plus que mortifère de nos espaces et de nos temps. 

900_Pawel-Kuczynski_15781415_1498643873497520_8868491926901988026_nPawel Kuczynski. "Time". 

La bulle, le temps, les générations, l'enfermement, tout y est.

[Bonus Track 1]

Comme hier, je vous propose une "lecture" de cet article sur SoundCloud

[Bonus Track 2]

Pour rappel, tous mes articles sur et autour de la pandémie sont regroupés dans la rubrique éponyme de ce blog

 

 

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