Sachant qu'un algorithme est un éditorialiste comme les autres, sachant aussi qu'il est urgent, comme je le répète depuis plusieurs années, d’inscrire dans l’agenda politique la question du rendu public de fonctionnements algorithmiques directement assimilables à des formes classiques d’éditorialisation, se pose donc depuis un certain temps déjà la question de savoir si "les algorithmes" sont de gauche ou droite. Et depuis quelques jours, une nouvelle étude vient confirmer ce que beaucoup analysaient ou observaient déjà depuis longtemps : les algorithmes sont de droite (ceux de Twitter en tout cas).
Le réseau social de microblogging vient en effet de faire paraître une étude – étude menée par Twitter** sur sa propre plateforme (sic) – qui indique que les contenus "de droite" sont beaucoup plus mis en avant par ses algorithmes sans que la firme ne soit pour autant capable de dire … pourquoi (sic).
** Sur les 5 auteurs de l'étude, 4 sont des employés du réseau social (en plus de leur affiliation universitaire).
Ce qui est déjà l'occasion de saluer le souci de transparence de la plateforme, mais qui devrait être aussi l'occasion de pointer une nouvelle fois à quel point il est démocratiquement problématique de devoir faire confiance aux seules entreprises qui disposent des données pour en produire des analyses ou des observations qui intéressent la société toute entière (problème de la maîtrise des corpus que je signale et souligne depuis … oh … à peine plus de 10 ans ;-).
Les algorithmes [de Twitter] sont de droite.
L'étude titrée "Algorithmic Amplification of Politics on Twitter" est disponible en ligne ainsi que dans une version grand public et résumée sur le blog officiel du réseau social.
En voici les principaux résultats (mais si le sujet vous intéresse je vous conseille bien sûr la lecture de l'intégralité de l'étude) :
- Les tweets concernant le contenu politique des élus, quel que soit le parti ou le fait que le parti soit au pouvoir, connaissent une amplification algorithmique par rapport au contenu politique tel qu'affiché dans la Timeline dans l'ordre ante-chronologique (= les tweets les pus récents en premier).
- Les effets de groupe ne se traduisent pas par des effets individuels. En d'autres termes, l'affiliation à un parti ou à une idéologie n'étant pas un facteur pris en compte par nos systèmes pour recommander du contenu, deux individus appartenant au même parti politique ne verraient pas nécessairement la même amplification.
- Dans six pays sur sept – tous [Etats-Unis, Japon, Royaume-Uni, France, Espagne, Canada] sauf l'Allemagne – les tweets postés par des comptes de la droite politique reçoivent une plus grande amplification algorithmique que ceux de la gauche politique lorsqu'ils sont étudiés en tant que groupe.
- Les organes d'information de droite, tels que définis par les 2 organisations indépendantes AllSides et Ad Fontes Media, bénéficient d'une plus grande amplification algorithmique sur Twitter que les organes d'information de gauche. Toutefois, comme le souligne l'article, ces évaluations tierces établissent leurs propres classifications indépendantes et, à ce titre, les résultats de l'analyse peuvent varier en fonction de la source utilisée.
En deux phrases et en résumé : le contenu politique dans son ensemble est artificiellement surexposé sans qu'il y ait de causalité avec le fait de se réclamer individuellement d'un parti ou d'une idéologie. Et les contenus politiques de droite sont beaucoup plus surexposés que ceux de gauche, incluant les contenus appartenant à des médias de droite ("organes d'information").
"Sauf en Allemagne". Rien ni dans la synthèse ni dans l'article ne permet de savoir pourquoi partout les contenus de droite sont favorisés dans l'algorithme de Twitter "sauf en Allemagne. Les causes de cette exception sont certainement multi-factorielles et elles tiennent (probablement) à la fois à l'organisation et à la vie politique allemande plus consensuelle et moins clivée du côté des partis de gouvernement souvent obligés de cohabiter, elle tient probablement aussi à l'organisation fédérale du pays en Länder ; et puis il n'est pas impossible qu'à l'instar de l'histoire que je raconte régulièrement à mes étudiant.e.s au sujet des résultats du moteur de recherche Google sur le mot clé "nazi" (résultats différents sur la version US et la version allemande alors qu'ils sont calculés par le même algorithme), il n'est pas impossible que l'algorithme de Twitter épouse lui aussi les traits culturels et historiques de ce pays. Et oui, car d'un algorithme de droite à un algorithme d'extrême-droite … le seuil de tolérance n'est pas exactement le même en Allemagne qu'ailleurs.
Mais oublions l'exception allemande et revenons aux conclusions de l'étude. Donc que vous soyez, un individu, un parti, un élu ou un média, si vous pensez (et penchez) à droite, vous serez beaucoup plus exposé que si vous pensez (et penchez) à gauche. Ce qui est quand même tout à fait sidérant et problématique a priori.
Je dis "a priori" car nous verrons plus tard que les résultats de l'étude de Twitter sont aisément transposables à la quasi-totalité de ce que l'on sait d'autres réseaux sociaux majeurs, et même de certains moteurs de recherche (Google, Facebook, WhatsApp …) ; et nous verrons aussi que le fait que globalement l'internet des plateformes penche à droite est un fait connu et débattu depuis plusieurs années et que l'on dispose d'éléments d'explication tout à fait rationnels (et sociologiques) qui permettent de ne sombrer ni dans une forme de théorie du complot, ni dans une croyance en une forme de toute puissance algorithmique autonome (de droite).
Internet et le web sont-ils (devenus) de droite ?
Question lancinante et presque aussi vieille que le web lui-même. Comment un média, certes libertaire dans sa philosophie, mais décentralisé dans son architecture technique, libre et ouvert dans les technologies qu'il utilise, inscrit dès sa création dans le domaine public, comment ce "truc" dont l'histoire est, selon la célèbre citation de Bruce Schneier "un accident fortuit résultant d’un désintérêt commercial initial, d’une négligence gouvernementale et militaire et de l’inclinaison des ingénieurs à construire des systèmes ouverts simples et faciles", comment ce truc est-il devenu de droite ??
Et puis de quoi parle-t-on réellement en désignant "ce truc" ? D'internet ? Du web ? De la partie du web circonscrite à ces "jardins fermés" que sont les "plateformes" ? Le web peut-il être de gauche si Facebook et Twitter sont de droite ? Personne, pas même Xavier De La Porte dès 2017, ne peut le dire.
Et ceux-là même que l'on présente, par paresse ou par crainte de dissonance cognitive, comme des idéologues "de gauche" ne sont-ils pas plus fondamentalement des libertariens de droite comme Vincent Coquaz le chroniquait dès 2014 à partir d'un texte de David Golumbia ?
Comment un ancien punk peut-il diriger aujourd'hui une plateforme dont les algorithmes sont de droite ?
La réponse est inscrite dans cet ouvrage de Fred Turner, "Aux sources de l'utopie numérique", et cette réponse c'est qu'à la racine de l'internet et du web, à sa racine idéologique comme à sa racine technique, il y a, comme l'écrit Dominique Cardon dans sa préface :
"un personnage collectif : internet. En déplaçant l'attention des inventeurs vers les passeurs, Fred Turner offre une leçon de sociologie des sciences et des techniques. Toujours là au bon moment, Stewart Brand est le point d'intersection d'univers hétérogènes. Il amène le LSD dans les laboratoires du Stanford Research Institute, et introduit la micro-informatique dans l'univers pastoral des hippies …"
Plus loin dans la même préface il écrit encore :
"Autrement formulée, la question qu’adresse Fred Turner à l’histoire des sciences et des techniques voudrait clarifier la distinction entre les facteurs politiques et culturels qui doivent être pris en compte dans l’explication d’une invention et ceux qui lui sont simplement contingents. La réponse qu’il propose est d’ordre biographique. Il faut suivre de très près les acteurs et les dispositifs qu’ils construisent pour circonscrire ou étendre la liste des raisons qu’ils donnent à leurs agissements. Si tant de pionniers de l’Internet ont montré un attachement passionné aux valeurs de la contre-culture, si beaucoup des premiers usages du réseau ont été consacrés à discuter de ces valeurs, si la « communauté » s’est imposée comme la meilleure manière de désigner les premières formes collectives en ligne, alors il importe de prêter attention à ce zeitgeist, sans le réduire à un folklore."
Ne pas réduire cela à un "folklore". C'est aussi comprendre pourquoi c'est aujourd'hui – en fait depuis déjà quelques années – que la question de savoir si "internet" ou "les plateformes de médias sociaux" ou encore "les algorithmes" sont de droite.
"Il n'y a pas d'algorithmes …"
"Il n'y a pas d'algorithmes, seulement la décision de quelqu'un d'autre", écrivait Antonio Casilli dans sa préface à L'appétit des géants. La question de l'orientation politique des "algorithmes" est une question poupée russe qui en cache d'autres. Les "algorithmes" sont en effet le dernier maillon – paradoxalement visible dans ses effets mais inobservable dans ses causes – d'une chaîne de responsabilité très étendue et très complexe.
Au commencement il y a bien sûr les ingénieurs, programmeurs, développeurs qui "fabriquent" ces algorithmes. Souvenez-vous du texte fondateur de Lessig, "Code is Law", où dès l'an 2000 il expliquait qu'eux et eux seuls allaient décider des valeurs politiques structurantes nos sociabilités et de nos capacités de vivre ensemble.
Développeurs de droite ? Alors les gens qui développent les algorithmes sont-ils de droite ? Sociologiquement et même si la réalité est forcément contrastée, on n'est pas vraiment sur un lumpen prolétariat. Mais le plus important à comprendre c'est qu'ils et elles (mais surtout "ils") sont toujours des ingénieurs, des programmeurs et des développeurs "situés", c'est à dire qu'ils véhiculent dans leur appréhension, dans leur compréhension et dans leur programmation des algorithmes dont ils ont la charge, les idées, les valeurs et les représentations du monde qui sont les leurs. Ce qui ne veut pas dire qu'ils "instrumentalisent" à dessein et dans une démarche conscientisée les algorithmes qu'ils développent mais qu'en revanche si – par exemple – ils n'ont jamais été victimes de racisme ou de sexisme, d'homophobie ou de refus de crédit bancaire, ils n'auront aucune vigilance a priori sur les biais potentiellement racistes, sexistes, homophobes, financiers que les algorithmes qu'ils développent peuvent servir ou déployer.
Patrons de droite ? Avant de se poser la question de savoir si les algorithmes étaient de droite (ou de gauche), on se posa logiquement celle de savoir si les patrons des plateformes, les patrons des GAFAM étaient de droite ou de gauche. On va dire pour faire simple qu'ils ont plutôt un profil libéral que communiste.
Entreprises de droite ? On se posa ensuite la question de savoir si les plateformes et les entreprises elles-mêmes étaient de droite ou de gauche. Même si les GAFAM financent indistinctement les candidats républicains et démocrates à grands coups de millions, on vit, lors du mandat de Donald Trump qu'à part à l'extrême-droite de la Silicon Valley (essentiellement Paypal et Peter Thiel), tout le monde rêvait de revenir à un libéralisme plus "standard". On vit aussi le même Trump accuser de censure gauchiste (aux USA on dit "socialiste") tout ce qui n'était pas explicitement un média d'extrême-droite.
Modération de droite ? On sait aussi, historiquement tout au moins, que les plateformes, toutes les plateformes, ont la modération bien plus sensible du côté gauche de l'échiquier politique que du côté droit (comme dans l'affaire de la lettre ouverte du Socialist Website dénonçant la déclassement par Google des sites "progressistes" ou bien encore lorsque Facebook bloquait ou suspendait les pages et comptes de Sud Rail et de la CGT Cheminots à la veille d'important mouvements de grève …).
Ethique de droite ? On sait aussi que lorsque les grandes plateformes sont prises la main de le sac du sexisme ou du racisme, elles ont plutôt tendance à virer les lanceurs et lanceuses d'alerte qu'à leur offrir une promotion.
Pantouflards de droite ? On sait qu'aux postes du top-management de ces plateformes siègent tout un tas de gens, anciens élus ou anciens conseillers politiques, clairement bien plus à droite qu'à gauche, comme Laurent Solly (ancien directeur de cabinet et de campagne de Nicolas Sarkozy dont l'arrivée chez Facebook coïncide avec l'arrêt des poursuites du Fisc français contre la firme) ou Nick Clegg (venant de la campagne anti-Brexit et du parti de centre droit des "libéraux démocrates") chez Facebook.
Et même d'extrême-droite ? Et puis l'on sait, enfin, que si les idéologies radicales sont presque naturellement "portées" par les architectures techniques toxiques des réseaux sociaux, c'est à la fois historiquement et numériquement la droite radicale, l'extrême-droite et ce que l'on englobe dans le terme de "fachosphère" qui ont toujours été les idéologies à la fois les plus actives et les plus réactives sur "le" réseau en général et sur "certains réseaux" en particulier. Parce que "tyrannie des agissants" oblige, c'est toujours à tribord qu'on gueule le plus fort. Et si l'on reste du côté des théories relevant de l'extrême-droite, il faut rappeler que les réponses que ces plateformes et ces moteurs de recherche apportent à des questions en apparence assez simples, comme de savoir si "l'Holocauste a-t-il vraiment existé", ont été explicitement négationnistes ou révisionnistes, de la même manière qu'elles ont souvent été prises la main dans le sac sur des "suggestions" lexicales explicitement antisémites.
Moralité. Oui. Oui le numérique dans sa dimension mass-médiatique, est plutôt clairement à droite. Oui ce ne sont pas seulement "les algorithmes de Twitter" qui sont de droite mais l'écosystème numérique tout entier qui est de droite (pour autant qu'il puisse être perçu comme un tout cohérent). Et oui, dans un écosystème "de droite", il n'est pas étonnant que les idées de droite circulent mieux et se voient davantage. Et si vous en doutez, allumez une chaîne de Bolloré.
C'est la lutte [algorithmique] finale.
Alors on en fait quoi, de ce constat ? On continue le combat 😉 Rendre publique la dimension éditoriale des algorithmes, est une idée que je défends toujours. Et l'étude de Twitter y contribue d'ailleurs. Mais il est tout à fait clair que depuis le temps (que je la défends et que j'y réfléchis) les choses ont un peu bougé. Initialement je m'intéressais à la dimension éditoriale de l'algorithme de Google (ce qui fait qu'un site est classé devant les autres dans le moteur, idem pour les news dans la partie actualités, etc.)
Aujourd'hui le problème s'est à la fois accru et complexifié autour de deux points : primo plus personne (y compris dans le top-management de ces firmes) n'est ni en volonté ni surtout en capacité de comprendre l'ensemble des critères et des interactions entre critères qui, deuxio, jouent dans ce qui n'est plus seulement "un" algorithme mais une intrication de pus en plus fine et complexe entre "des" algorithmes opérant le plus souvent simultanément sur des jeux de données eux-mêmes profondément intriqués. Le Big Data est devenu Too Big.
Algorithmes d'une complexité inouïe et surtout d'une volumétrie insaisissable pour l'esprit sauf au prix de modélisations réductrices, méthodes "d'apprentissage" (deep learning, machine learning) qui deviennent impossibles à superviser dans leurs granularités les plus fines (et souvent les plus essentielles) ; et pour compléter le tableau, des jeux de données (datasets) qui entraînent et sur lesquels s'entraînent les algorithmes, jeux de données dont il est presqu'impossible de garantir qu'ils sont suffisamment diversifiés et représentatifs pour ne pas à leur tour être le prétexte à la reproduction d'un certain nombre d'inégalités ou d'idéologies politiques dominantes ou de domination. Parce que là encore, et y compris dans la manière même dont ils sont construits et "opérés" ils mobilisent tout ce que le libéralisme et le capitalisme font de pire : sous-traitance systématique, rémunération indigente, abaissement constant de niveaux de qualification nécessaires, paupérisation des intermédiaires sous-traitants, dilution de la chaîne de responsabilité, extorsion du consentement, etc.
Et si c'était juste le monde (le nôtre) qui était de droite ?
La question de l'orientation politique des algorithmes (et vous l'aurez compris de tout ce qui "précède" les algorithmes) peut-être traitée scientifiquement du côté de l'informatique (ce que fait notamment Timnit Gebru avec tant d'autres) mais les réponses les plus fécondes sont – à mon avis – à chercher du côté de la sociologie.
Jen Schradie a publié en 2019 l'ouvrage "The Revolution That Wasn't : How Digital Activism Favors Conservatives" (Harvard University Press). Interrogée dans Libération elle répondait à la question qui ouvre cet article, posée à l'époque par Nicolas Celnik : "Pourquoi estimez-vous que les réseaux sociaux favorisent les revendications les plus droitières ?" (je souligne)
"J’ai étudié l’activisme en ligne d’une trentaine de groupes, de tous bords politiques, qui militaient à propos d’une question locale en Caroline du Nord, et j’ai découvert que les groupes les plus à droite étaient les plus actifs en ligne. Il y a trois raisons à cela : les différences sociales, le niveau d’organisation des groupes et l’idéologie. D’abord, les classes plus aisées sont plus présentes en ligne que les classes populaires. Elles disposent de meilleures organisations, plus accoutumées à la bureaucratie. Enfin, les conservateurs, comme les membres du Tea Party, ont un message plus simple et abordent moins de sujets que les groupes de gauche. Ils ont l’impression que les médias mainstream ne relaient pas assez leur parole, ce qui les incite d’autant plus à se doter de leurs propres instruments de communication. L’idéal de liberté se partage plus facilement sur les réseaux sociaux que celui d’égalité. Au vu du contexte actuel, je pense donc que le discours de droite sera d’autant plus dominant sur les réseaux pendant la pandémie."
Si l'interview de Libé était en effet centrée sur la pandémie, les travaux de Jen Shradie embrassent l'activisme en ligne de manière générale et son constat est sans appel : Internet contribue (souvent) à renforcer les inégalités existantes. Avec d'autres, Jen Schradie documente scientifiquement la part constante, invariante, de la manière dont l'écosystème technologique dans sa globalité participe à l'automatisation des inégalités. On pourra notamment citer les travaux de Safiya Umoja Noble (Algorithms Of Oppression, 2018), de Cathy O'Neil (Weapons of Math Destruction, 2016) et bien sûr celui de Virginia Eubanks (Automating Inequality, 2018) dont Hubert Guillaud donne une remarquable et très complète recension.
Dans un compte-rendu de son intervention lors du séminaires EHESS d'Antonio Casilli sur l'étude des Cultures Numériques, l'incontournable Hubert Guillaud expliquait encore :
"Si le numérique a renouvelé les théories des organisations, force est de constater que les plus centralisées et les plus organisées dominent encore largement ce paysage. C’est un coup dur pour ceux qui prônent d’autres modalités d’organisation, comme c’est plus souvent le cas à gauche du paysage politique. L’idéologie importe ! Les structures sociales sont toujours là ! La technologie ne nous a pas aidés à les dépasser ! La réalité est que les outils de communication ne donnent que plus de voix à ceux qui ont le plus de ressources. L’internet permet plus de consolider le pouvoir que de le redistribuer. Pour Jen Schradie, la nature de l’internet et de l’activisme en ligne favorise les conservateurs, et ce n’est qu’en comprenant mieux cela que ceux qui ne sont pas conservateurs auront une meilleure chance de comprendre et dominer à leur tour ces outils."
Ok. Internet, le web, les plateformes et les algorithmes sont (plutôt) de droite. Reste encore une question. Importante.
Pourquoi est-ce un problème ?
C'est un problème car internet, le web, les plateformes, et les algorithmes conditionnent aujourd'hui l'essentiel de notre accès à l'information.
C'est un problème car internet, le web, les plateformes, et les algorithmes – bien au-delà du débat sur les bulles de filtre que je tranche pour ma part en expliquant qu'il faut plutôt parler d'un déterminisme algorithmique – renforcent une illusion de la majorité ; et que si l'ensemble d'un écosystème concourt à renforcer les idées de droite dans le cadre de cette illusion de la majorité, la fenêtre d'Overton s'agrandit sans cesse jusqu'à devenir la véranda d'Overton qui permet aujourd'hui à des discours explicitement néo-fascistes d'avoir libre antenne y compris dans des médias publics.
C'est un problème parce que Trump a été élu et pourrait un jour être réélu. Parce que Bolsonaro l'a également été. Parce que l'extrême-droite est en France à presque 35% des intentions de vote. Parce qu'il semble que l'on puisse, toujours en France, causer aimablement de la réhabilitation de Pétain et inventer à Vichy un rôle non plus dans l'extermination mais dans le sauvetage des juifs.
C'est un problème car Facebook vient récemment d'annoncer la conclusion d'un accord qui va lui permettre de lancer Facebook News en France dès Janvier 2022, a moins de six mois de la prochaine présidentielle. Et que même sans évoquer les actuels scandales auxquels Facebook fait face, si l'on ajoute ce "fait" à celui de l'expansion mortifère de l'empire Bolloré sur les médias, ça va être compliqué de trouver une forme d'équité dans le traitement de l'information.
C'est un problème car internet, le web, les plateformes, et les algorithmes ne sont pas autant d'imaginaires ou de potentiels "métavers" alternatifs ; internet, le web, les plateformes, et les algorithmes produisent des effets de réel. Ils changent le monde. Ils l'éditorialisent. Ils le "vectorialisent". Ils font évoluer les opinions. Ils peuvent favoriser le vote ou l'empêcher. Pas "seulement internet, le web, les plateformes et les algorithmes" mais internet, le web, les plateformes et les algorithmes aussi.
C'est un problème parce qu'un monde aussi entièrement et explicitement de droite est un problème en soi. [cette phrase est un appeau à Trolls parfaitement assumé 😉 ]
Un monde d'algorithmes de droite, pris entre le révolver du clash et le confessionnal du cri. Que Pawel Kuczynski dépeint … si bien.
Cigarettes, whisky pétrole et petites pépés viralités.
Cigarettes. Vous vous souvenez des cigarettiers ? D'Edward Bernays, le père des relations publiques et de la publicité moderne, lançant pour Lucky Strike au début des années 1930 l'opération des "torches de la liberté" qui au motif d'égalité entre hommes et femmes, permit au cigarettier de toucher une nouvelle "cible" et de multiplier ses bénéfices en amenant les femmes à fumer ? Vous vous souvenez de la manière dont pendant des années l'industrie du tabac a menti, triché, financé de fausses études pour nier sa nocivité et termes de santé publique et le nombre de morts dont elle était responsable ? Vous vous souvenez du cynisme avec lequel l'industrie du tabac entreprit tout cela puisqu'elle en était parfaitement consciente ?
Pétrole. Quelques années plus tard, dès le début des années 1970, ce sont les industries du pétrole (Total en premier) qui se joignirent à la danse de la désinformation avec toujours peu ou prou les mêmes méthodes : générer artificiellement de l'incertitude, du doute dans l'opinion, multiplier les études scientifiques subventionnées en cachette pour amener l'attention sur d'autres sujets, sur d'autres causes et responsabilités possibles. Alors que là encore toute l'industrie en question avait parfaitement conscience qu'elle engageait l'avenir de l'humanité sur une pente nécessairement mortifère. Être en capacité de le documenter aujourd'hui seulement atteste de l'omerta qui régna autant que des collusions avec les pouvoirs politiques en place.
Viralités. Il ne faut rien attendre de mieux ou de différent de la part des "Big Tech" ou des GAFAM. On en a d'ailleurs déjà les premiers éléments de preuve avec les scandales qui touchent Facebook en documentant la manière dont, là aussi, la firme savait, mais la firme niait et continuait de déployer un modèle dont la rentabilité pour les actionnaires l'emportait toujours sur les toxicités et les dangers pour les usagers en particulier et pour la démocratie et le débat public en général.
Nous sommes aujourd'hui au point exact où nous connaissons à a fois la toxicité individuellement meurtrière du tabac, la toxicité collectivement mortifère des industries carbonnées, et la toxicité collective et individuelle des grandes plateformes sur notre capacité de faire société dans une forme de consensus, d'apaisement, de nuance et de rationalité minimale. Et où nous sommes également capables de documenter depuis quand, comment et pourquoi toutes ces industries nous ont toujours menti et continueront toujours de le faire.
Mieux (ou pire), nous savons exactement ce qu'il faut faire pour limiter cette toxicité. A commencer par le fait de casser les chaînes de contamination virale. Nous savons quoi faire, les plateformes le savent aussi (elles testent régulièrement ces solutions puis finissent inlassablement par les supprimer tellement elles sont … efficaces).
Dans 5 ans ou dans 10 ans peut-être, une nouvelle étude paraîtra, qui dira simplement, peut-être, "Nos algorithmes sont d'extrême-droite, désolé". Et nous nous regarderons étonné.e.s.
Nous pouvons continuer à fumer, à rouler en SUV, et à liker comme si de rien n'était.
Nous pouvons feuilletonner l'effondrement.
Nous pouvons continuer de chroniquer la certitude du gouffre.
One More Thing.
Je l'évoquais déjà plus haut, mais Dominique Cardon dans la préface de "Aux sources de l'utopie numérique", nous offre, finalement, la réponse à la question que pose aujourd'hui la parution de l'étude indiquant que les algorithmes de Twitter sont de droite. Cette réponse la voici :
"Les histoires savantes d’Internet ont minutieusement montré comment des valeurs très spécifiques ont été intégrées dans l’architecture du réseau des réseaux : les options militaires de l’ARPA en faveur d’un réseau distribué, les vertus méritocratiques du milieu universitaire, les principes d’ouverture et de coopération des hackers, la revendication d’une appropriation individuelle de l’ordinateur par les computer hobbyists. Il a été maintes fois montré comment les principes de décentralisation, de réciprocité et d’auto-organisation ont été littéralement codés par les pionniers dans la structure du réseau et ses protocoles. Mais peut-on élargir ces traits culturels locaux, spécifiques aux milieux socio-techniques dans lesquels Internet a pris forme, à des facteurs politiques d’ensemble ? Que faire du contexte historique et culturel qui spécifie si fortement l’époque et le lieu de l’invention d’Internet ? (…)
Car il ne s’agit pas simplement d’observer la coïncidence d’un mouvement politique et culturel et d’une technologie pour qu’une mystérieuse imprégnation fasse passer les idées dans les choses. Cet ouvrage raconte avec minutie comment cette articulation s’est opérée dans des trajectoires de vie, dans des dispositifs techniques, dans des lieux et des événements partagés, dans un ensemble de savoirs et de pratiques communes."
En résumé, les algorithmes de Twitter et des autres cesseront d'être de droite lorsque notre époque cessera également de l'être. Pour autant, les algorithmes sont loin de n'être qu'un reflet de la société. Ils l'articulent, ils la publicisent, ils l'explicitent, ils l'orientent. Et la manière dont ils font tout cela s'articule "dans des trajectoires de vie, dans des dispositifs techniques, dans des lieux et des événements partagés, dans un ensemble de savoirs et de pratiques communes".
Si l'on veut comprendre pourquoi les algorithmes de Twitter sont de droite, si l'on veut comprendre pourquoi ils favorisent les idées de droite, et pourquoi c'est en effet un problème, alors il faut simultanément et au moins autant se plonger dans la psyché et la trajectoire de vie de Jack Dorsey que dans les événements du Capitole et la présidence de Trump, sans oublier nos manières, singulières et collectives d'utiliser ce réseau social. Et dire cela n'est pas une manière d'éviter de répondre à la question du "Ok mais comment fait-on pour corriger cela" mais c'est tout au contraire la seule manière de bien la poser.
Je ne sais pas si tous les algorithmes sont de droite. Mais je sais (et ce billet s'en veut une modeste synthèse) qu'ils penchent plutôt clairement de ce côté là. Je sais que dans beaucoup de pays et de sociétés, le monde également penche à droite. Je sais enfin que l'essentiel c'est de comprendre que les algorithmes, que tous les algorithmes posent une question politique. Ce qui était perçu comme une étrangeté quelques années en arrière semble aujourd'hui communément accepté ou à tout le moins débattu. C'est bien. C'est un début.
Mais on ne réglera aucun problème en agissant uniquement sur la question algorithmique, ou sur celle de la gouvernance des plateformes, ou sur celle de l'oligopole des médias et de leur financement. Education, régulation et opinion : voilà les trois leviers que lesquels il nous faut agir simultanément et en cohérence. C'est en tout cas le voeu que je forme et que j'explique, notamment dans les derniers chapitres cet excellent bouquin ;-)
Et parce que je préfère refermer un article sur une jolie citation plutôt que sur vilain un démarchage commercial incongru, je rappelle ce que j'écrivais en parodiant Racine dans un article qui parlait aussi, en 2017, de la place de la politique dans les algorithmes et les GAFAM :
"Un algorithme peut, dans ce désordre extrême, épouser ce qu'il hait et punir ce qu'il aime."
Nous sommes très exactement aujourd'hui, ici et maintenant, au coeur de ce désordre extrême.