64 ans quoi qu’il en coûte ? La grève quoicoubeh ! #BlocusChallenge

Si tout le monde s’accorde pour l’instant sur le fait que la journée du 7 Mars donnera lieu à une mobilisation massive contre la réforme des retraites, personne ne sait à ce jour si la dimension reconductible prendra. L’un des enjeux de la journée du 7 Mars tient aussi à la capacité de la jeunesse à se mobiliser contre cette réforme. C’est dans cette perspective que le député de la France Insoumise, Louis Boyard, sur ses comptes de médias sociaux vient de lancer le #BlocusChallenge, ainsi présenté :

Le 7 Mars toute la France sera bloquée contre la réforme des retraites. Et parce que cette réforme nous concerne nous aussi les jeunes, on s’attend à ce que tous les lycées et toutes les universités soient bloqués contre la réforme des retraites. C’est pourquoi on lance la hashtag #BlocusChallenge. Postez vos plus belles photos de blocus de lycées ou d’universités. Parmi ces photos on en tirera une au sort et l’équipe de bloqueurs sera invitée à visiter l’assemblée nationale avec nous (…). »

 

La vidéo, lancée il y a 2 jours sur TikTok et ce dimanche à midi sur Twitter, est déjà devenue virale (plus de 5 millions de vues en moins de 24h). Une viralité assurée pour l’essentiel par les tombereaux de haine et de moquerie que déversent les détracteurs du député, lui assurant en retour une visibilité encore plus grande que celle déjà acquise par la notoriété de ses comptes et de la figure médiatique et politique qu’il assume d’être devenu.

M’intéressant aux enjeux du numérique sur le plan sociétal, j’ai déjà observé et analysé la manière, dont, dans le cadre de mouvements sociaux, toute la panoplie de nos outils et environnements numériques standards venaient épouser et renforcer les mobilisations quelle que soient leur ampleur ou leur assise. J’avais notamment travaillé sur le rôle de Facebook dans la mobilisation des Gilets Jaunes (sur mon blog et au travers de quelques entretiens), analysé également la manière dont le Crowdfunding venait renouveler l’économie des caisses de grève, les effets de la grève reconduc’streamable et du code comme un anti contrat social, j’avais aussi écrit sur la manière dont Facebook pouvait, à la veille d’un mouvement social, bloquer les publications ou carrément les comptes de syndicats appelant à la grève, et le tout dans un environnement numérique dont les algorithmes penchent plus que clairement à droite.

#BlocusChallenge.

Alors qu’en est-il de ce #BlocusChallenge ? Les commentateurs et commentatrices de ces mêmes médias sociaux, indépendamment d’ailleurs de leur soutien ou de leur opposition au mouvement de grève générale reconductible du 7 Mars, qualifient l’opération – je ne cite ici que les plus modéré.e.s dans leurs commentaires –  de « pitrerie« , affirment qu’elle serait « indigne« , et ne relèverait que d’une « pathétique » et « irresponsable » « opération de communication« . [Mise à jour du 6 Mars] La palme du grand n’importe quoi revenant à Valérie Pécresse et à sa plainte déposée à l’encontre de Louis Boyard pour « incitation au délit d’entrave et incitation à la violence« . [/Mise à jour]

Ils et elles oublient un peu vite les premières irruptions de Marlène Schiappa sur TikTok, les habiles pitreries du ministre Djebarri à l’unisson parfait des codes de la plateforme, sans parler des adresses à la nation du président Macron sur ce même média relevant au moins autant de l’opération de communication.

Ainsi la récrimination de la présidente de l’assemblée nationale Yael Braun-Pivet twittant à l’adresse de Louis Boyard lui assénant que, je cite, « la politique n’est pas un challenge TikTok« , prête pour le moins à sourire lorsqu’on se souvient des mêmes défis auxquels répondit Emmanuel Macron face aux Youtubeurs stars MacFly et Carlito.

« La politique n’est pas un challenge TikTok« . Yaël Braun-Pivet, 5 Mars 2023. Hahaha.

Là où la séance Macron puait à plein nez l’opération de communication totalement verrouillée aux faux-airs de naturel, là où il ne s’agissait que d’anecdotisation de la politique, il est non seulement évident mais également tout à fait naturel qu’un jeune élu politique (Louis Boyard a 23 ans) souhaitant s’adresser à des jeunes citoyens et citoyennes le fasse sur l’un des principaux médias numériques plébiscité par cette classe d’âge. Et il est tout autant évident comme il était tout à fait prévisible que la grève, les blocages et les mouvements sociaux dans leur ensemble, finissent par trouver sur cette plateforme une issue permettant d’en remobiliser les principaux codes, en l’occurrence la pratique des « challenges » qui sont l’essence de la viralité et de la vitalité de TikTok.

Rappelons par ailleurs que la plateforme a déjà été le lit de toutes sortes de militantismes s’appuyant sur ses codes de viralité pour ne pas faire semblant aujourd’hui de s’étonner qu’elle le soit dans le cadre du mouvement du 7 Mars. La plateforme a même été le support d’images de guerre apparaissant comme esthétisées et dansantes mais qui demeuraient avant tout des témoignages. J’ai 50 ans et je me souviens d’hommes et de femmes politiques de droite et de gauche qui poussaient au concours du nombre de « like » sur la page de leur candidat ou candidate, je me souviens aussi de ces concours au nombre de RT pour pousser telle ou telle tendance sur Twitter satisfaisant aux agendas sociaux ou médiatiques des mêmes hommes et femmes politiques. Aujourd’hui Louis Boyard invite les jeunes à participer au blocage du pays dans l’environnement qui est le leur, lycées et universités, et à l’aide du cadre interprétatif matriciel du lieu numérique qu’ils ont le plus en partage. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Rien. D’indigne ? Rien non plus. De ridicule ? Pas davantage.

La sur-réaction que l’on observe pour le moment à la suite de la publication de la vidéo de Louis Boyard sur le #BlocusChallenge tient essentiellement à un effet très puissant d’anticipation de son (possible) succès. Il importe d’essayer de décrédibiliser et de moquer au maximum l’opération avant qu’elle ne se tienne, mais en sachant que toute communication de dénigrement sur le #BlocusChallenge lui accordera simultanément une publicité proportionnelle. C’est donc la figure du député lui-même que ses opposants préfèrent cibler plutôt que l’opération elle-même ou son public destinataire.

Pour rappel, la question de la mobilisation possible de la jeunesse est d’autant plus centrale que la moitié des bénéficiaires des Restos du Coeur ont moins de 25 ans, et que concernant les lycéens et lycéennes, les annonces qui ont fuité sur la grande farce du SNU obligatoire dès la classe de 2nde pour la modique somme de 2 milliards d’euros par an, ces annonces auraient dû être reportées à l’été par Emmanuel Macron lui-même, craignant que cela ne finisse par convaincre la jeunesse de sortir du tube.

Tous ces éléments étant posés, le succès du #BlocusChallenge restera une grande inconnue jusqu’au 7 Mars. Les travaux scientifiques permettant d’analyser le succès, la viralité de ces challenges ainsi que leur évolution dans le temps sont à ce jour peu nombreux (Bonifazi et al. 2022) et il sera donc essentiellement possible d’observer en temps réel les indicateurs quantitatifs de reprise du Hashtag que chacun pourra être tenté de tordre dans le sens de l’interprétation qualitative qui lui convient le mieux.

Paradigme de la protestation.

« Les spécialistes de la communication ont formulé le concept de paradigme de la protestation pour rendre compte de la tendance des médias d’information à présenter les protestations sociales comme déviantes, menaçantes ou impuissantes. Toutefois, l’évolution de l’environnement médiatique et social a conduit à une diversification des représentations médiatiques des protestations. En conséquence, les chercheurs ont commencé à traiter le paradigme de la protestation comme une variable. Dans le prolongement de cette ligne de recherche, cette étude a analysé le contenu de la couverture des manifestations par les journaux de Hong Kong. Les résultats montrent que le paradigme de la protestation est plus susceptible d’émerger si la protestation a impliqué des tactiques radicales, si la cible de la protestation a répondu aux médias et, dans les journaux politiquement conservateurs, lorsque la protestation a abordé des sujets politiques. La couverture des protestations est moins négative lorsque la protestation porte sur un sujet politique, et il semble que la couverture des protestations soit devenue moins négative au fil du temps. » (Lee 2014)

 

Les médias sociaux de masse ont pour une large part entièrement refaçonné ce « paradigme de la contestation » en viralisant, le plus souvent de manière totalement discrétionnaire, une palette émotionnelle qu’ils traitent avec la délicatesse d’une bandas interprétant un impromptu de Schubert mais dont il ressort de manière unanime que les émotions les plus intrinsèquement virales demeurent celles de l’indignation et de la colère.

Dans le cadre des études dont on dispose sur TikTok il est souvent établi (cela vaut d’ailleurs aussi pour la plupart des médias sociaux) que la dimension motivationnelle la plus performative est celle de la pression des pairs (Roth et.al 2021). On sait également qu’indépendamment de la nature des défis (challenges) « ces adolescents semblent passer beaucoup de temps sur TikTok en raison de l’attrait des défis en ligne et des états émotionnels associés. » (Roth et.al 2021).

A l’instar de nombre d’autres « challenges » de la plateforme, c’est moins une dimension de compétition qui est mise en avant qu’une dimension de narration et d’énonciation collective situationnelle :

« Cette tendance a révélé une série de modèles narratifs immersifs qui définissent le mème music challenge comme un phénomène de narration transmédia, d’expression personnelle et de connexion de personnes avec des affiliations de groupe liées à la nostalgie, à l’expertise, à l’amitié, à la citoyenneté et à l’âge, entre autres, médiatisées par la musique. » Vizcaíno-Verdú, A., & Abidin, C. (2022).

 

Au-delà de ces spécificités, le « challenge » aussi indissociable de TikTok que le « like » l’est de Facebook ou que le « RT » l’est de Twitter. Plutôt qu’une sorte de conditionnement c’est bien davantage une forme de conditionnalité d’usage.

Par-delà ce que ces plateformes et médias sociaux ont déjà fait, font et feront encore de la vie publique et des mouvements sociaux et politiques qui la traversent, il nous faut nous interroger sur les modèles de société qui sont imposés par les choix politiques et dont ces réseaux ne sont que l’une des modalités et le principal reflet. Je parle ici du « Mercy Market« , le marché de la pitié rendu possible par l’effondrement des systèmes de soin et qui condamne les malades à devenir « populaires » pour espérer récolter les fonds nécessaires à leur prise en charge ; je parle ici de « l’Anxiety Business« , le commerce de l’anxiété dont Parcoursup est l’un des exemples qui pèse encore et toujours sur la jeunesse faute de places et de postes nécessaires dans les universités publiques.

Alors oui, la politique n’est fort heureusement pas uniquement un challenge TikTok participant d’une spectacularisation que l’on a le droit de trouver forcée ou inadaptée, mais la politique est aussi un challenge TikTok. Fût-il celui du blocus. Toute tentative d’expliquer le contraire revient à dénier à une classe d’âge le droit de faire de la politique au travers des prismes relationnels qui sont les siens et qui se déclinent notamment au travers de cette plateforme.

[quelques] Éléments bibliographiques.

Bonifazi, G., Cecchini, S., Corradini, E., Giuliani, L., Ursino, D., & Virgili, L. (2022). Investigating community evolutions in TikTok dangerous and non-dangerous challenges. Journal of Information Science, 0(0). https://doi.org/10.1177/01655515221116519

Lee, Francis L. F. (2014) « Triggering the Protest Paradigm: Examining Factors Affecting News Coverage of Protests. » International Journal of Communication [Online], 8 (2014): 22. Web. 5 Mar. 2023. https://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/2873

R. Roth, P. Ajithkumar, G. Natarajan, K. Achuthan, P. Moon, H. Zinzow, K. Chalil Madathil, (2021), A study of adolescents’ and young adults’ TikTok challenge participation in South India, Human Factors in Healthcare, Volume 1, 2021, 100005, ISSN 2772-5014, https://doi.org/10.1016/j.hfh.2022.100005.

Vizcaíno-Verdú, A., & Abidin, C. (2022). Music Challenge Memes on TikTok: Understanding In-Group Storytelling Videos. International Journal Of Communication, 16, 26. Retrieved from https://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/18141

 

 

2 commentaires pour “64 ans quoi qu’il en coûte ? La grève quoicoubeh ! #BlocusChallenge

  1. Excellent et pertinent comme d’habitude.

    —– tout à fait triviales, ces bricoles :

    j’avais aussi écrit sur la lanière dont Facebook
    > manière 😉
    ont moint de 25 ans,
    > moins
    ces annonces auraient du être reportées
    > dû

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