C’est un simple fait divers, de celui dont les réseaux affamés de viralité facile raffolent et devant lequel tout aussi facilement ils s’affolent. L’histoire est celle d’une jeune conductrice d’une Tesla qui lance la mise à jour de son véhicule (bah oui). Oui mais la mise à jour dure plus de 40 minutes (elle était annoncée comme ne devant pas dépasser 20 minutes) et elle reste bloquée dans son véhicule en plein cagnard pendant que la température monte monte monte jusqu’à atteindre plus de 46 degrés dans l’habitable.
Problème, comme le rappelle Le Parisien, « Si l’attente s’est transformée en cauchemar, c’est que pendant cette actualisation aucune fonctionnalité, même basique, du véhicule n’est disponible. Résultat, Brianna n’a pas pu sortir, ni même mettre la climatisation. »
Vous le sentez venir le drame ? C’est pas le Terminator qui revient du futur pour fumer Sarah Connor et interrompre un cycle de reproduction au bout duquel le règne des machines serait menacé, c’est le couillon qui lance la mise à jour de sa voiture autonome et qui finit par rôtir dedans. L’apocalypse technologique version Wish.
Rassurez-vous, au final point de drame et seulement des millions de vues pour une drôle de dame en Drama Queen documentant son expérience de rôtisserie et d’enfermement dans une Tesla, l’étendard marketing de toutes celles et ceux qui veulent à la fois pouvoir aimer la bagnole, fantasmer sur K-2000 et se nourrir d’un imaginaire « d’autonomie » qui n’est mesuré qu’à l’aune de son alignement sur leurs valeurs bourgeoises (puissance, argent, mobilité … on n’a pas vraiment bougé depuis 20 ans, et le tonitruant « il a l’argent, il a le pouvoir, il a une Audi, il aura la femme« ). Bref.
(Brian is in the kitchen and Brianna is in the Tesla)
Point de drame donc car pendant cette mise à jour de la Tesla et de la montée en température de l’habitacle jusqu’à en suffoquer, figurez-vous qu’à tout moment il demeure possible (et c’est heureux) de faire un truc fou : « Si elle avait toujours la possibilité d’ouvrir manuellement la porte, la conductrice s’est refusée à le faire, après avoir « lu sur Google que cela pourrait endommager le véhicule. » (Le Parisien toujours)
Et pourquoi je vous raconte tout ça ?
Parce qu’à la lecture de ce fait divers, j’y vois une formidable allégorie de beaucoup de nos rapports au numérique et à la technologie. De ce que j’appelle et documente ici depuis presque 20 ans, c’est à dire de nos affordances (informationnelles et numériques) : la capacité de ces plateformes, de ces techniques, de ces algorithmes, de ces programmes, à suggérer leur propre capacité d’utilisation, de manière simplement instrumentale ou totalement instrumentalisée.
Tout comme la conductrice TikTokeuse testant sa Tesla, nous nous percevons souvent comme « bloqués » dans les plateformes, outils, algorithmes, terminaux divers que nous utilisons, à la merci d’une mise à jour, d’un bug, d’une décision prise par d’autres et que nous ne ferions ou ne pourrions que subir. Nous le documentons parfois, nous l’éprouvons souvent. Pourtant à cette conscience d’aliénation se mêle aussi souvent le clair-obscur de la simple possibilité d’une émancipation : nous savons à chaque instant que nous pouvons ouvrir la porte, qu’il nous suffit d’ouvrir la porte. Nous le savons. Nous savons que nous le savons. Mais nous ne le faisons pas. Nous espérons que la porte ne se bloquera pas, même en manuel. Car – pour paraphraser Alain Damasio – à l’échelle de ce « techno-cocon » sur roues, les arcs instantanés et invisibles de décisions techniques couplés à l’automatisme ambiant, omniprésent, font de notre capacité d’agir une pure hypothèse bien d’avantage qu’une simple possibilité.
Alors …
Alors nous attendons la fin de la mise à jour.
Alors nous attendons l’actualisation du feed.
Alors nous attendons la prochaine recommandation.
…
Alors nous continuons de rester bloqués.
Et puis il y a la raison de l’acceptation de cuire à feu doux dans une voiture se mettant à jour : « Si elle avait toujours la possibilité d’ouvrir manuellement la porte, la conductrice s’est refusée à le faire, après avoir « lu sur Google que cela pourrait endommager le véhicule. » L’hypothèse écrase le possible. La causalité s’oublie dans la crédulité. Après nous avoir déjà ôté la capacité de le réparer, l’objet technique ne nous donne même plus le droit à l’erreur. C’est en tout cas l’impression que nous en avons.
Alors quoi ? Ouvrir la porte au risque d’endommager le véhicule ou se filmer en train de cuire à petit feu dans sa bagnole ? Et nous qui regardons et partageons, nous indignant ou nous moquant, ou simplement réfléchissant : que sommes-nous en train de regarder ? Un fait divers ou un fantasme technologique ?
Dans une autre vidéo publiée par la suante Tiktokeuse en Tesla, vidéo faisant suite à la viralité de la première, elle précise : « Je savais que je n’étais pas en danger à ce moment-là. Si j’avais été en danger, j’aurais ouvert manuellement la porte. »
Mais dans le fait nous n’avons vu que ce qu’elle nous a montré : le divers. L’autre chemin possible d’un récit où la voiture avale la femme, comme Jonas dans le ventre de la baleine.
Pieter Lastman, Jonas et la baleine, 1621.
Parce qu’ils le pensent responsable de la tempête qu’ils voient comme la colère de Dieu, les marins jettent Jonas à la mer. Parce qu’elle ne veut pas affronter la colère d’Elon, elle lance la mise à jour de la Tesla.
Enfermé dans la baleine, Jonas prie. Enfermée dans la Tesla, la Tiktokeuse filme.
Après trois jours dans le ventre de la baleine, durant lesquels il se convertit, Jonas est finalement rejeté, sain et sauf. Après un séjour de quarante minutes dans le ventre de la Tesla, durant lequel sa conversion prend la forme d’une foi dans la technique plutôt que dans la confiance en une action humaine (ouvrir la porte), la Tiktokeuse remet la clim, elle est saine et sauve.
À cause de la mise à jour de sa Tesla, une jeune femme …
À cause de ce qu’elle avait lu sur Google, une jeune femme …
« La relation causale est chose bizarre. » La formule n’est pas de moi mais de Roland Barthes, à propose du fait divers, justement.
(…) la plupart du temps, on retrouve cette causalité déçue qui est pour le fait divers un spectacle étonnant. Un train déraille en Alaska : un cerf avait bloqué l’aiguillage. Un Anglais s’engage dans la Légion : il ne voulait pas passer Noël avec sa belle-mère. Une étudiante américaine doit abandonner ses études : son tour de poitrine (104 cm) provoque des chahuts. Tous ces exemples illustrent la règle : petites causes, grands effets. Mais le fait divers ne voit nullement dans ces disproportions une invitation à philosopher sur la vanité des choses ou la pusillanimité des hommes; il ne dit pas comme Valéry : combien de gens périssent dans un accident, faute d’avoir voulu lâcher leur parapluie; il dit plutôt, et d’une façon en somme beaucoup plus intellectualiste : la relation causale est chose bizarre ;
« Structure du fait divers », Roland Barthes, in Essais critiques (1964)