En parallèle de mon métier d’enseignant-chercheur, je m’occupe aussi de gérer une épicerie solidaire étudiante qui organise des distributions alimentaires sur le campus dans lequel je travaille. A ce titre j’ai accès à la boîte mail de l’épicerie pour accompagner les étudiant.e.s qui s’occupent de ce projet.
« Proposition de partenariat«
Et il y a quelques jours, en relevant le courrier, j’ai trouvé celui d’un cabinet de conseil. Un cabinet de conseil « d’expertise technologique, normative et réglementaire dans les domaines de la confiance numérique et de la cyber sécurité« . Le cabinet Louis Reynaud, dont le sujet était « Proposition de partenariat pour soutenir et financer vos activités associatives« . En cette période de disette et au moment où les subventions publiques s’amenuisent constamment au gré des politiques libérales dont celle de Christelle Morançais qui nous retire sans vergogne toute forme d’aide, autant vous dire que nous sommes ouverts à tous les partenariats.
Le cabinet Louis Reynaud contacte donc des étudiant.e.s qui s’occupent d’organiser des distributions alimentaires pour leurs camarades en situation de précarité, et leur propose la chose suivante :
« Madame, Monsieur,
Je me permets de vous contacter afin de vous proposer une initiative qui pourrait être bénéfique pour votre association tout en contribuant à un projet innovant.
Nous recherchons actuellement des volontaires pour participer à un test simple et rapide. Celui-ci consiste à s’inscrire sur une plateforme, puis à enregistrer une série de courtes vidéos du visage sous différents angles.
En contrepartie, nous proposons de reverser un don de 15 € par participant ayant validé le test.
Par exemple, pour 50 participants, votre association recevra un don de 750 €.Nous espérons que cette collaboration pourrait constituer une ressource financière supplémentaire pour soutenir vos activités et projets.«
Oh. Mais. Bordel.
La dernière fois qu’un projet aussi puant avait vu le jour c’était l’application « Tadata » qui faisait de la prostitution son Business Model (application depuis heureusement disparue) et qui déjà proposait à des jeunes gens de vendre leurs données personnelles.
Là nous avons donc un cabinet de conseil, le cabinet Louis Reynaud, situé à Marseille, qui contacte une association de lutte contre la précarité étudiante pour lui proposer de récupérer, contre rétribution, les données biométriques de ses adhérents et bénéficiaires.
Si vous êtes lecteur ou lectrice de ce blog, je ne vais pas vous expliquer en quoi ce genre de données biométriques sont plus que hautement sensibles. Ni en quoi le fait de cibler explicitement des populations déjà pauvres ou précaires est, en termes éthiques, un comportement d’authentique salopard. Je ne vais pas non plus vous faire l’affront de vous dire que les 15 euros promis ne sont rien en comparaison de la valeur marchande réelle de telles données sur des marchés où d’autres authentiques salopards s’affrontent pour les acquérir à des fins (au mieux) de surveillance.
Qu’il y ait besoin de données biométriques pour lutter contre le terrorisme pourquoi pas. Qu’il y ait besoin de données biométriques pour corriger l’immensité des biais des bases de données biométriques existantes (dans lesquelles certaines populations, genres, ethnies ne sont pas ou peu ou mal représentées), pourquoi pas. Mais surtout … bah … « pourquoi » ? Et à la rigueur « pourquoi pas » mais si et seulement si cette collecte s’effectue dans un cadre garanti par l’état, avec une traçabilité claire des usages de ces données ainsi agrégées et collectées, et avec des opérateurs publics affranchis de toute notion de rentabilité ou de profit.
En plus de tout cela et sauf à vouloir se retrouver dans des situations où l’on fasse en France pour les données biométriques, ce que l’on fait déjà aux USA et ailleurs où les gens les donnent contre rémunération (y compris pour le don de sang ce qui donne lieu à toutes les dérives, mensonges, et menaces également sur la santé publique), il faut donc impérativement que ces processus de collecte soient détachés de toute considération commerciale et de rétribution financière. Ou alors on y va carrément, on propose aussi aux gens de vendre leurs reins contre un repas chaud.
Le cabinet Louis Reynaud à la recherche de nouveaux partenariats chez les populations précaires
(allégorie)
Spéculation faciale.
Le procédé de double dégueulasserie qui vise à traquer biométriquement les populations déjà les plus précaires est largement documenté. Ces populations sont ciblées parce qu’elles sont aussi les plus surveillées, et elles sont les plus surveillées parce qu’elles sont toujours considérées a priori comme les plus suspectes dans une alarmante et galopante course à l’automatisation des inégalités. Par parenthèse, si l’on avait mis, depuis des décennies, autant de détermination à traquer l’évasion fiscale et la délinquance en col blanc que l’on en met pour traquer des chômeurs et les allocataires de la CAF, on aurait depuis longtemps comblé le trou de la sécu, la dette publique et la vacuité complice et coupable des politiques libérales.
Ce sont donc cette fois-ci des étudiantes et des étudiants en situation de précarité que le cabinet Louis Reynaud cible pour une poignée d’euros contre des données biométriques dont ils ne mesurent pas tous les enjeux et toute l’importance. Je rappelle accessoirement au cabinet Louis Reynaud (et aux autres qui seraient tentés d’en faire autant) que parmi les bénéficiaires de ces distributions alimentaires, à La Roche sur Yon comme sur l’ensemble des campus universitaires qui en organisent (c’est à dire malheureusement presque tous), il peut aussi se trouver des étudiant.e.s avec des statuts administratifs de réfugiés ou en attente de régularisation, et qui tout comme leurs camarades ont bien plus que du mal à boucler leurs fins de mois. Il faut imaginer, pour elles et pour eux, ce que ce genre de « partenariat » pourrait occasionner comme risque majeur et comme mise en danger.
15 euros ton visage. Et demain quoi ? 30 euros ton cul et 40 euros ton rein ?
Quinze euros c’est souvent ce qu’il reste aux étudiantes et aux étudiants pour tenir un mois entier une fois qu’ils ont payé leur loyer et leurs charges, et renoncé à faire deux repas par jour et à se soigner. Alors en effet, dans ces situations là, se voir proposer 15 euros pour vendre ses données biométriques, cela peut-être tentant. Une tentation qui augment la pure saloperie d’avoir simplement l’idée de leur proposer cela.
Si je n’avais pas été regarder dans la boîte mail de l’association, il est d’ailleurs tout à fait possible que les étudiant.e.s qui la gèrent aient pu, en toute candeur et sincérité, ainsi qu’en toute nécessité, accepter ou diffuser cette proposition. Très probablement d’ailleurs, il existe d’autres entités de « conseil » qui opèrent de la même façon et avec le même cynisme crapuleux que le cabinet Louis Reynaud.
En plus des dynamiques mortifères d’automatisation des inégalités, tout cela s’inscrit dans une dérive économique, politique et sociétale sur la marchandisation de nos données comme il y eut à d’autres époques la marchandisation de (certains de) nos corps. Cette dérive s’attache d’abord à cibler les plus faibles, les plus exposés, les plus précaires, les plus fragiles. A côté du cabinet Louis Reynaud on trouve bien d’autres grands noms et d’autres pratiques aussi cyniques que condamnables. Au premier rang desquels Sam Altman (le fondateur d’OpenAI et de ChatGPT) qui a érigé en principe la chasse aux corps des plus pauvres à des fins d’exploitation biométrique, et est à la recherche d’iris (les reins et les poumons viendront plus tard) via une entité nommée « Tools for Humanity » (sic) autour sa crypto-monnaie Worldcoin, et qui pour ce faire a notamment ciblé le dystopique et dangereux débile qui préside actuellement l’argentine, Xavier Milei.
Notez que Sam Altman est plus généreux que le cabinet Louis Reynaud parce que ce n’est pas 15 euros mais plus de 60 euros qui sont proposés et que près de cinq millions de personnes (dont un million d’argentins) ont malheureusement accepté pour atténuer un peu leur misère.
Moralité.
Je n’ai – pour l’instant – pas le temps de porter plainte ou d’aller fouiller plus loin dans les pratiques du cabinet Louis Reynaud, mais j’invite chaudement la CNIL et l’ANSSI à se saisir de ces éléments pour faire le nécessaire.
Et si de votre côté vous souhaitez aider des étudiantes et des étudiants en situation de précarité, vous pouvez le faire d’au moins deux manières : en partageant largement cet article et surtout en nous aidant financièrement grâce à un don.
[Mise à jour du 7 Avril]
Avant de publier cet article j’avais naturellement répondu par mail au cabinet Louis Reynaud pour leur dire ce que je pensais de leur procédé et leur indiquer que je réfléchissais à une procédure juridique à leur encontre. Ils m’ont répondu ce matin en m’indiquant plusieurs arguments :
- « La personne en charge des partenariats n’a pas qualifié la nature des membres de l’association et nous nous en excusons. »
Excuses acceptées même s’il s’agit surtout d’une classique procédure de déport de responsabilité en mode « oui non mais bon vous comprenez c’est la faute de la stagiaire ». Après « la personne en charge des partenariats » à quand même écrit à une adresse mail qui commence par « epiceriesolidaire » donc c’est quand même compliqué de considérer que c’est un problème lié à un manque de « qualification de la nature des membres de l’association » … - « (…) le don est à destination de l’association et non pas des volontaires, c’est à l’association de décider ou non de participer à ce programme ensuite chaque volontaire et libre de participer ou pas. »
Alors là par contre je leur ai clairement répondu d’arrêter de me prendre pour une chèvre, ou plus spécifiquement que l’idée de faire porter la responsabilité de ces « dons » à l’association est une manière de se dédouaner de leur propre responsabilité dans la collecte contre rétribution de ces données biométriques. Et que c’est une nouvelle fois extrêmement problématique (euphémisme). - « Nous avons créer ce programme (sic) car il n’existe pas malheureusement de base de données universitaire qui soit disponible. »
Je vous confirme qu’il n’existe pas de base de donnée universitaire contenant les données biométriques d’étudiant.e.s en situation de précarité. Et je vous confirme aussi que c’est tant mieux. Bordel. - « Pour résoudre ce problème nous sommes en train de créer une chaire biométrique qui est basée à l’école d’ingénieur de Toulon qui aura pour mission de créer ces bases. »
Bon j’ai juste un conseil à donner aux collègues de l’école d’ingénieur de Toulon (il y en a plein donc je ne sais pas de laquelle ils parlent) : fuyez.
Vous semblez faire un proces d’intention, qui ne pourra juste pas arriver car la collecte de donnees biometriques est clairement encadree par la loi Française et la finalite doit etre clairement decrite dans les formulaires de consentement. « reduire les biais », « faciliter les passages automatises a la frontiere », « ouvrir un compte a distance » sont comme vous le mentionnez des objectifs louables, mais qui peuvent en effet deriver vers la surveillance de masse et, allons-y carrément, » « la traque de toujours les memes ». Quand a la remuneration, elle semble etre ici indirecte puisque c’est votre association qui est potentiellement receptrice des fonds, vous prefereriez que ce soit gratuit? Quelles alternatives pour ne pas laisser les technologies etrangeres entrainees dans un cadre legal moins protecteur arriver sur notre marché… pour les memes usages? Cela ne risque-t-il pas juste de priver les memes personnes que vous aidez des bon usages que vous pourriez faire pour eux avec ces 15e?
Bonjour, la question n’est pas de savoir ce que je préfèrerai mais oui ces protocoles de collecte ne doivent (entre autre) jamais donner lieu à rémunération. Par ailleurs si c’est notre association qui était destinataire de ces rémunérations cela constituerait alors une sorte de double escroquerie. Pour le reste, cela s’appelle simplement l’éthique : oui nous pourrions faire plein de choses avec de l’argent perçu sur l’exploitation de nos bénéficiaires et oui, nous nous refusons à recevoir cet argent fondé sur l’exploitation de nos bénéficiaires.