C’est une expérience étrange de de commencer à regarder la série « La fièvre » et l’après-midi même de se fracasser sur le réel qu’elle décrit. Je parle ici de la meute de racistes décérébrés à laquelle doit faire face la journaliste Nassira El Moaddem après qu’elle a été désignée par un député du RN, dans le cadre d’une émission diffusée sur une chaîne d’extrême-droite, et que la séquence a été reprise et instrumentalisée par l’ensemble des groupuscules idéologiques qui jouissent, dans les médias télévisuels ou en ligne, d’une visibilité tenue sous pavillon Bolloréen.
La violence extrême de ces raids numériques doit être sans relâche rappelée, documentée, dénoncée. Elle ne doit rien au fantasme d’un « anonymat sur les réseaux sociaux » qui la rendrait possible, elle doit tout à l’orchestration d’une désinhibition des pulsions les plus viles derrière laquelle le couple formé par les partis politiques et les médias d’extrême-droite se sont répartis les rôles en inversant ce qui était jusqu’ici leur logique : désormais c’est aux politiques d’extrême-droite que revient le rôle de la normalisation, de la banalisation, de la dédiabolisation, et c’est aux médias d’extrême-droite que revient celui de la polarisation, de l’outrance, de la monstrueuse monstration du vil, du veule et du servile, de l’abêtissement concerté, et de l’élargissement constant de la fenêtre d’Overton. Avec en franc-tireurs des groupuscules crépusculaires trop heureux de se saisir de ces espaces d’expression de leur haine, espaces dans lesquels ils savent pouvoir se vautrer avec la certitude que leurs écarts seront ignorés par les partis dont ils sont la ligne de front, et seront négociés, défendus et illustrés par les médias qui leur donnent vie et légitimité.
Et puis donc il y a ce qui fut, là aussi un temps, le barrage, le rempart, la digue. Qué lo appelorio le service public. Et qui a cessé d’être, sauf en quelques espaces dont nous reparlerons, ce barrage, ce rempart, cette digue. Face à harcèlement subi par Nassira El Moaddem, et au milieu d’appels au meurtre, au viol, à la « remigration », à lui faire une « charlie », on trouve aussi celui de la virer d’un service public (qui n’est pas son employeur et avec lequel elle n’a que très ponctuellement travaillé), un appel face auquel la médiatrice de Radio-France va produire ce communiqué lunaire, « Chers auditeurs, nous avons bien reçu vos messages et comprenons votre réaction (sic)« . Communiqué ensuite modifié en loucedé par deux fois. Rarement on aura vu un tel naufrage politique, moral et formel.
Et puis alors même que le harcèlement de Nassira El Moaddem se poursuivait pour atteindre des sommets d’appels à la violence, alors que je venais de visionner le deuxième épisode de la série La Fièvre, c’est cette fois l’humoriste Guillaume Meurice qui publiait un message sur ses médias sociaux indiquant qu’il était convoqué par sa direction à un entretien probablement préalable à son licenciement.
La faute grave c’est la blague de Netanyahou en « nazi sans prépuce ». Pour laquelle déjà toute l’émission s’était mise en retrait pendant une semaine (ou 15 jours je ne sais plus) tant le déferlement de menaces et de haine avait atteint là aussi un climax. Blague pour laquelle il avait été convoqué et auditionné par la police judiciaire. Blague pour laquelle les plaintes pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » et « injures publiques à caractère antisémite » avaient été classées sans suite par le parquet de Nanterre. Guillaume Meurice a donc fait ce que tout humoriste en pareille situation aurait fait : il en a remis une petite couche sur sa « 1ère blague autorisée par la loi française ».
Et comme le résume magnifiquement Allan Barte :
Le même jour la direction de la radio publique, c’est à dire Sibylle Veil pour Radio France et camarade de promotion d’Emmanuel Macron, et Adèle Van Reeth pour France Inter et qui partage la vie de Raphaël Enthoven qui tient de son côté une ligne idéologique claire sur le sujet du soutien inconditionnel à Israël notamment au travers de son média « Franc-Tireur », le même jour donc, la direction de la radio publique laisse passer un communiqué immonde qui valide en creux les appels au meurtre et au viol à l’encontre d’une journaliste avec qui la station a collaboré (« chers auditeurs nous comprenons votre réaction« ) et interdit d’antenne (en vue d’un probable licenciement) l’un des humoristes phare d’une des rares émissions capable encore capable de se moquer explicitement du pouvoir, émission que la radio publique cherche à faire disparaître de sa grille (d’abord en supprimant la quotidienne pour la placer en hebdomadaire sur un créneau qui était, pensait-elle, condamné à l’oubli, sauf que … c’est l’inverse qui se produisit 🙂
Par-delà les procédures internes, par-delà le donc très probable licenciement de Guillaume Meurice, par-delà le procès aux prudhommes qui s’ensuivra tout aussi probablement, par-delà surtout ce qui sera la réaction de la bande de Charline Vanhoenacker et de Charline Vanhoenacker elle-même, Adèle Ven Reeth et Sybille Veil, par cette seule convocation et interdiction d’antenne se rendent à la fois coupables et complices d’un jeu extrêmement dangereux. Voici pourquoi.
L’émission où Guillaume Meurice a mentionné rapidement sa 1ère blague autorisée par la loi française a eu lieu dimanche dernier. Avant sa convocation rendue publique ce jeudi, donc trois jours après, rien. Rien chez Hanouna, rien chez Pascal Praud, rien chez Morandini, rien ou si peu dans l’ensemble des médias au service asservi de la désignation de cibles pour rendre compte d’un agenda idéologique oublieux de toute forme de décence et de respect des droits humains. Et cela aurait pu en rester là. Cela aurait du en rester là.
Mais la mise au pas de cette forme d’humour politique est au centre d’un agenda partagé par la Macronie et par l’extrême-droite. Alors Adèle Van Reeth et Sibylle Veil interdisent d’antenne un humoriste pour une blague autorisée par la loi française, alors elles le convoquent à un entretien probablement préalable à son licenciement. Alors tout va se mettre en marche. Tout comme le harcèlement subi par Nassira El Moaddem, c’est maintenant Guillaume Meurice et à travers lui toute l’émission du « Grand Dimanche soir » qui va se retrouver dans les rêts éructants de Praud, d’Hanouna, de Morandini et de tous les autres. Cette blague sur laquelle chacun y compris les précédents avait déjà eu l’occasion de déverser soit son avis soit son idéologie soit les deux, cette blague va redevenir le centre de l’agenda. Et la fièvre va monter. Très haut. Parce que cette nouvelle mise à l’agenda coïncide avec l’extermination, réelle, de toute forme de possibilité de vie palestienne dans la bande de Gaza, parce que ce qui se passe à Gaza infuse dans un jeunesse – pas uniquement – française qui y voit un nouveau Vietnam, parce qu’il s’agit d’empêcher de nommer le réel pour ce qu’il est et de désigner la barbarie pour ce qu’elle montre.
En s’acharnant ainsi sur Guillaume Meurice, Adèle Van Reeth et Sibylle Veil agissent de manière performative. Elles tirent, et tirent encore pour faire en sorte que certaines caricatures deviennent impossible alors même que tout le cadre interprétatif, que tout le dispositif qui permet d’entendre la caricature pour ce qu’elle est est pourtant posée, démontrée, établie : c’est une émission d’humour, satirique, dans laquelle c’est un humoriste, satirique qui s’exprime, avec une orientation à gauche marquée, montrée, démontrée, assumée, transparente, explicite.
La dernière fois qu’une caricature est devenue impossible parce qu’elle avait été délibérément déplacée hors du cadre et du dispositif initial qui la rend possible et nécessaire en démocratie, nous avons perdu Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat et Bernard Maris (ainsi que Mustapha Ourrad, Franck Brinsolaro, Michel Renaud et Ahmed Merabet).
Onze personnes tuées par un dessin. Pour un dessin.
Je forme le voeu que la blague de Guillaume Meurice ne soit pas la blague qui tue. A ce titre je trouve l’attitude de toute sa troupe et sa bande exemplaire, à commencer par celle de Charline Vanhoenacker qui ne cède jamais ni à la panique ni à la politisation facile vers laquelle pourtant, tout le monde la tire.
« Je prends acte de la décision de Radio France. Cette situation est très inquiétante, mais la troupe reste mobilisée au service de la rigolade. Soutien à mon camarade @GMeurice » écrit-elle.
Ferdinand de Saussure dans son cours de linguistique générale écrivait que « chien désignera le loup tant que le mot loup n’existera pas. » Et il ajoute « Le mot donc
dépend du système ; il n’y a pas de signe isolé. » Il n’y a pas de signe isolé. Le point commun d’une journaliste comme Nassira El Moaddem et d’un humoriste comme Guillaume Meurice est d’exercer deux métiers qui permettent de distinguer les loups et les chiens en nous aidant à les nommer pour ce qu’ils sont.
Voilà pourquoi, pour Guillaume Meurice comme pour Nassira El Moaddem, il nous revient dans chaque espace à notre disposition, public ou privé, de leur apporter notre soutien constant, et d’user de notre voix si insignifiante ou inaudible soit-elle. Ce qu’il et elle vivent et traversent nous engage toutes et tous.
Du massacre de Gaza à une émission de satire politique sur le service public, il devrait y avoir bien autre chose que le seul espace d’un prépuce qui dissimule mal un nombre incommensurable de têtes de glands.
Excellent ! Merci.