A ma gauche, Winston Churchill, ancien premier ministre du Royaume-Uni et prix nobel. Et grand amateur de cigare. A ma droite, Christian Blanc, ancien industriel et actuel secrétaire d'état au développement de la région-capitale. Et grand amateur de cigare.
Le même jour (15 juin2010), on apprend que le portrait géant du premier, accueillant les visiteurs du musée de Londres, s'est vu amputé de son légendaire attribut buccal. Et que le second fait payer ses petits plaisirs buccaux par le contribuable.
(à noter d'ailleurs, le joli terme utilisé par l'article du DailyMail, "the image has been doctored", qui se traduit par "l'image a été trafiquée" mais qui évoque la traduction "l'image a été soignée", au double sens du terme 🙂
Et donc ? Et donc d'un cigare l'autre, s'exposent deux mensonges. Mensonge de l'histoire pour Churchill (enfin de ceux qui détiennent les micro-pouvoirs de représentation de l'histoire). Mensonge d'état (enfin de "secrétaire d'état …") pour les dénégations pathétiques et contradictoires de Christian Blanc (à lire dans l'édition du 16 juin du Canard Enchaîné).
Deux mensonges qui disent trois périls et une constante.
La constante est celle de la redocumentarisation. Redocumentarisation s'exprimant comme un détournement, médié par la technique dans le cas du portrait de Churchill. Redocumentarisation plus classique, plus "degré zéro" : l'exercice de l'enquête et de la dénonciation (journalistique) suivies de leur cortège de communiqués, contre-communiqués et contre-enquêtes, avec l'amplitude et le brouillage – maîtrisé des 2 côtés – du message, brouillage que rendent possible les supports de la médiation documentaire numérique (blogs, sites de presse, twitter, réseaux sociaux … bref la "viralité" comme moteur de la redocumentarisation, voir aussi les "factures / ticket de caisse" scannés dans l'article du canard comme support documentaire ayant valeur et faisant fonction de preuve, voir aussi le "story-telling" et autres "éléments de langage" comme modalité processuelle première de la redocumentarisation des discours et de la représentation du monde).
(Notons au passage que dans le domaine de la "redocumentarisation d'état", on avait déjà eu entre autre ceci, et que pour ce qui est de la redocumentarisation médiée par la technique, on pourrait également renvoyer à la colorisation des films ou à la réédition de certains albums de Lucky Lucke, amputant le poor lonesome cowboy de son éternel mégot et le remplaçant par un bien plus hygiénique brin de paille, ou bien encore la pipe de Tati devenue éolienne, le mégot Sartrien nettoyé par une BnF décidément bien mégotteuse, etc …)
3 périls disais-je. D'abord le péril d'un révisionnisme numérique (1), celui-là même dont les technologies de l'artefact (2) créent les conditions d'exercice en même temps qu'elles en suscitent le désir, mettant au centre du débat la question de l'intégrité des oeuvres, la question plus globale de la possible intégrité des discours et des faits (3).
Ces deux histoires de cigare ne nous racontent qu'une seule et même urgence. Celle de se donner les moyens de repenser et de rebâtir une heuristique de la preuve qui intègre les déplacements, les attributs et les particularismes numériques des documents et des récits qu'elle entend qualifier. Sans cela, quelle mémoire commune sera-t-il encore possible de bâtir ? Qui pour se souvenir que Churchill fumait le cigare ? Que Lucky Lucke tirait également plus vite que son ombre sur son mégot ? Qui pour se souvenir que Christian Blanc était un fieffé coquin ?
Et surtout, surtout, qui pour en attester ?
<Update du soir – tard> à noter aussi que l'arrivée du MMTS ne va pas simplifier les choses. Késako MMTT medirez-vous ? Le Massive & Mainstream Transmedia Storytelling. Voir par là pour une synthèse des enjeux.
// Source d'inspiration de ce billet : fil Twitter de @MarinD //
// Moralité de l'histoire empruntée @Lionelchollet : "L'histoire n'est pixel que je croyais" //
</Update>
(Post-scriptum : message codé à l'attention de celui sous le lien : la redocumentarisation et les technologies de l'artefact me semblent être des moteurs/agents importants de la prosécogénie des contenus numériques, laquelle prosécogénie crée – à rebours ou en miroir – les conditions de l'émergence des technologies de l'artefact et l'horizon d'attente de la redocumentarisation. Enfin en gros hein … je vais quand même attendre que l'auteur de la théorie prosécogénique se fende d'un petit billet explicatif sur icelle avant que d'en faire l'exégèse 🙂
Je note au passage, c’est à dire à cette heure, qu’un remarquable travail d’ingénierie sonore lors de la transmission du match de football France-Mexique, a voué le vuvuzela au sort du cigare de Churchill : redocumenté lui-aussi ! et en direct cette fois. 😉
Ouaip ! après la « love machine », voilà encore un coup de la « redocumentation machine » 🙂
En 1958, pour essayer de limiter l’instabilité gouvernementale, il avait été décidé qu’un parlementaire nommé ministre cédait son siège à son suppléant, mais ne pouvait pas le reprendre automatiquement lorsqu’il cessait d’être ministre. S’il voulait retrouver son siège, il fallait faire démissionner son suppléant et repasser devant les électeurs. On y réfléchissait à deux fois avant de quitter le gouvernement. Devinez qui a changer cela? Merci qui? Merci Sarkozy!