C'est une nouvelle presque anodine. Facebook vient d'autoriser la publication de statuts comprenant jusqu'à plus de 63 000 caractères. Soit l'équivalent d'une vingtaine de pages d'un traitement de texte classique. Largement de quoi exprimer bien plus qu'un simple "WTF" ou autre "VDM".
Avec – comme le rappelle l'image ci-dessus – cette augmentation, cette densification récente de l'espace alloué aux "statuts", Facebook tente d'asseoir sa base documentaire (au sens propre). A l'opposé de la contrainte des 140 signes de Twitter, il décide donc d'allouer à chacun un espace de publication affranchi de toute contrainte de briéveté, il décide de rompre avec une forme de fragmentation, de fractalisation de l'écrit souvent analysée – à tort – comme consubstancielle du numérique.
D'abord, il s'agit de sortir du modèle de la page (entendez la "page facebook"), beaucoup moins consultée, utilisée (et donc rentabilisée) parce que beaucoup moins installée dans un espace naturellement conversationnel (relire, dans ce billet, les explications de Danah Boyd sur le sujet).
Ensuite il s'agit également de capter des pratiques en déplacement, de faire le pari d'un environnement Facebook encore plus immersif pour les usagers, qui, en leur offrant un espace de publication large, pourrait par exemple les dispenser d'utiliser d'autres espaces de publication traditionnellement exempts de toute contrainte de briéveté (par exemple de tenir un blog, puisque qu'ils ont désormais la place de raconter la même chose sur leur "mur"). Or chacun peut constater que l'immense majorité des utilisateurs de Facebook est plutôt adepte de la forme courte que de la longue dissertation. Il est peu probable que cette pratique change à court terme. Mais nombre d'utilisateurs jusqu'ici obligés de jongler entre des espaces conversationnels brefs (Facebook et ses statuts) et des espaces discursifs longs (leurs blogs) pourront être séduits par la possibilité d'enrichir le deuxième univers de toute la force d'exposition et de réactivité du premier. Quant aux "primo-entrants" du numérique, pour lesquels l'inscription sur Facebook reste souvent le rite fondateur, la possibilité de disposer dès leurs premiers pas d'un espace de publication aussi large et dense que nécessaire risque de les enfermer un peu plus au sein de l'écosystème des 700 millions d'amis, en leur ôtant l'idée de se mettre à la recherche d'autres espaces discursifs ou conversationnels.
Enfin, mais probablement à la marge, il s'agit de perfectionner la "connaissance" que Facebook a de chacun de ses utilisateurs, en s'offrant la possibilité de travailler non plus seulement sur des conversations mais sur d'authentiques "discours", sur de larges espaces discursifs.
L'avenir dira si la mayonnaise prend, si les utilisateurs exploitent ce nouvel espace de publication, et si cela se fait au détriment d'autres espaces, ou en complémentarité.
Il semble en tout cas manifeste, à observer de l'extérieur la multiplicité des stratégies documentaires (ou de redocumentarisation) de Facebook, que de la même manière qu'il tente d'épuiser une écologie du lien en lui substituant une économie du "Like" (remember, "le like tuera le lien"), il s'efforce de territorialiser à l'extrême – et à son seul profit – les expressions documentaires dans leur gamme la plus large : depuis le "poke" (activité et fonction phatique) jusqu'au "Like" (fonction conative détournée ou triangulée dans la mesure ou Facebook est, in fine, également un récepteur) en passant par toute l'étendue d'une captation d'une fonction expressive pouvant désormais s'étendre sur plus de 60 000 caractères.
Même s'il existe quelques similarités entre les deux services, Facebook et Twitter achèvent donc de se différencier, et cette différenciation permet d'éclairer une partie de leurs usages dédiés. Sur Twitter prévaut une écriture de la briéveté, de la contrainte, de la briéveté contrainte. Cette briéveté contrainte implique (parfois) un réel travail "littéraire" (on s'applique à faire plus court) et oblige à maîtriser un certain nombre de codes (hashtags, acronymes, etc …) qui font alors parfois office de stratégies de contournement (pour une analyse plus complète de la littéracie de Twitter, relire "Twitter, le hiératique contre le hiérarchique"). Facebook se présente en regard comme une anti-littéracie, un parangon du web pousse-bouton.
Les stratégies attentionnelles s'appuyant sur des formes courtes et sur des audiences présentes – pour l'essentiel – au moment de l'énonciation véhiculent davantage de critères de différenciation (d'où l'intérêt des journalistes et autres veilleurs de métier pour l'écosystème de Twitter), mais elles sont plus difficilement monétisables. A l'inverse, les stratégies attentionnelles mobilisées dans des espaces de publication plus larges et garantissant la présence permanente de ce que Danah Boyd appelle les "audiences invisibles", jouent sur l'effet d'uniformisation (tout le monde partage les mêmes vidéos) pour caractériser a posteriori des segments d'audience directement monétisables.
Faire le mur. J'ignore si un sociologue, un linguiste ou un scénariste du biopic de Mark Zuckerberg s'est penché sur l'origine du choix du mot "mur" pour nommer un espace de publication. Probablement y a-t-il eu la volonté – consciente ou non – de faire référence à l'univers du graf, chacun venant ainsi "graffiter" les limites de l'intimité de l'autre, l'invitant, l'incitant ou le contraignant au dialogue, à l'échange. En étendant aujourd'hui les murs des 700 millions d'habitants de ce gigantesque lotissement dans lequel la proximité ne vaut qu'en tant qu'elle inaugure une promiscuité contrôlable, instrumentalisable, Facebook étend également son propre espace périphérique, s'isolant encore plus d'autres territoires documentaires. Il poursuit l'implacable logique des "Walled Gardens" décrits par Tim Berners Lee.
Refrain connu. La première chaîne française en termes d'audience est la propriété du groupe Bouygues. Un groupe de maçons. Des gens qui batissent des murs. Le premier site de la planète en termes d'audience ne tient que par les murs qu'il offre à chacun. Peut-être est-il temps de faire le mur.
(pour les djeun's qui lisent ce blog, le dessin de Wiaz ci-dessus à une histoire)
Le « wall », c’est probablement, à l’origine, le « dorm wall », le mur de la chambre d’internat du jeune étudiant (cible originelle de facebook). Sur lequel on ne colle plus juste des posters, des tickets de cinémas ou divers flyers et cartes postales, mais où le visiteur peut accrocher son commentaire.
Salut Olivier,
Deux remarques :
– Tu ne commentes pas l’exemple donné par Facebook « a novel », un roman. Je pense que c’est aussi de ce côté plus éditorial qu’il faudrait creuser l’extension. Ces derniers temps, il semble y avoir un retour sur la lecture longue et Facebook cherche à y prendre place sans sortir du système dans lequel il est enfermé et qui pourrait bien lui être fatal à terme.
– Il me semble que le « wall » vient des origines de Facebook, le mur de la chambre d’étudiant ou celui des couloirs de la fac ou l’on affiche et punaise toute sortes de choses. Les Québécois ont un joli nom pour ces tableaux de liège : babillard. Cela serait plus sympa pour FB, non ?
Enfin, une dernière remarque plus fondamentale : FB risque d’être contraint à une ouverture en bourse l’année prochaine pour des raisons financières et légales. Je ne suis pas sûr que l’ouverture de ses comptes soit à son avantage, contrairement à ce qu’on lit généralement. Quoi qu’il en soit, on peut s’attendre à bien des initiatives pour présenter la firme sous un meilleur jour commercial dans les mois à venir