Dans le débat opposant Benoit Hamon à Manuel Valls on parle décidément beaucoup du désormais fameux "revenu universel" (utopie nécessaire), revenu universel dans le sillage duquel on parle également beaucoup de l'impact du numérique sur l'emploi avec une première (hypo)thèse indiquant qu'il allait être destructeur d'emplois. Le débat porte (entre autres) sur deux points.
Primo la fameuse "destruction créatrice" de Schumpeter, selon laquelle une série de destructions n'est que le préalable à une série de créations. Certains économistes indiquent qu'elle continuera de s'appliquer, d'autres disent qu'elle est caduque ou en tout cas que son échelle sera déficitaire (il y aura beaucoup moins d'emplois créés que d'emplois détruits par le numérique).
L'autre point de friction porte sur l'horizon temporel de ces destructions d'emplois (dans 5 ans, dans 10 ans, dans 20 ans), sur le volume concerné (10%, 30%, 40%), et sur le type d'emplois les plus menacés. De ce côté-là, la moyenne basse des études citées par les uns et les autres s'accorde sur un délai de 10 à 15 ans ans, un volume d'au moins 20%, et sur le fait que tous les emplois seront impactés, c'est à dire pas uniquement les emplois peu qualifiés mais également les emplois de cadres et de professions intermédiaires, le secteur des services à la personne, les professions intellectuelles considérées jusqu'ici comme "à forte valeur ajoutée". Cette destruction d'emplois sera causée par au moins deux facteurs technologiques concordants : essor de l'IA d'une part ("intelligence artificielle", machine learning, deep learning) qui menace directement les emplois fortement qualifiés, et de la robotique d'autre part (qui menace cette fois davantage le secteur des services).
Dernier point (noir) au tableau, la fameuse "überisation" (je préfère parler de "Digital Labor") qui s'ajoute à l'essor de l'IA et à celui de la robotique pour introduire une dernière variable dans l'équation, celle d'une modification structurelle de notre rapport à l'emploi (davantage qu'au travail) avec là encore au moins deux clés d'analyse essentielles : une "soumission" aux nouveaux contremaîtres que sont les algorithmes (et là pour le coup on a une inversion de la hiérarchie des normes bien plus radicale que celle de la loi travail, c'est l'humain qui travaille "pour" la machine ou l'humain qui effectue les tâches triviales à faible valeur ajoutée que la machine est incapable de réaliser, reconnaissance d'image par exemple), et un inédit systématisme dans le fractionnement de nos futures "journées de travail" qui basculent inexorablement vers une succession de "tâches" plus ou moins diverses et plus ou moins bien rémunérées, et le plus souvent en dehors de tout cadre de cotisation sociale.
Car s'il est un point commun à l'ensemble des rapports et des analyses des économistes, organismes, associations, universitaires qui ont planché sur le sujet, il porte sur deux points essentiels : un nouveau "déclassement" d'une partie des classes moyennes d'une part, et l'émergence d'un nouveau sous-prolétariat technologique d'autre part. Sur ces deux points là au moins tout le monde est d'accord (ceci expliquant d'ailleurs probablement que ce débat n'ait lieu qu'à gauche et soit totalement absent du champ politique de la droite).
Voilà pour le tableau général.
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Nota-Bene : Sur ces questions j'avais déjà publié quelques billets que vous pouvez retrouver ou relire si vous le souhaitez :
- De Nedd Ludd a Uber. Et retour. Les trois côtés obscurs du numérique
- Les Coolies de la pop-économie. Quand les humains travailleront pour les algorithmes.
- Même pas peur : le salaire de l'Uber.
- Uberiser le travail et Crowdfunder l'impôt
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Donc pour résumer la controverse se construit comme suit : cette destruction d'emplois (liée au numérique) sera-t-elle suffisamment rapide et significative pour qu'on prenne la peine de réfléchir à un plan B (le revenu universel par exemple) ou est-ce que "Schumpeter le retour" fera que rien ne changera significativement. A force d'écouter et de lire des tribunes d'éminents économistes sur ce sujet, je suis un peu désespéré.
Loin de moi l'idée d'aller sur le terrain économique, je ne suis pas économiste, ni le mari de Julia Cage. Chacun son métier. Et la controverse en économie est, bien plus qu'ailleurs, consubstancielle à ce champ disciplinaire qui n'est ni entièrement une science humaine ou sociale, ni entièrement – et surtout pas uniquement – une science exacte.
Alors pourquoi suis-je désespéré ?
Car il me semble qu'il y a un point aveugle dans les analyses qui nous sont proposées. On essaie d'analyser et de comprendre la "révolution numérique" au prisme des "révolutions technologiques" précédentes (industrialisation, Taylorisme, Fordisme, etc.).
Si l'on se contente de ce prisme là, certaines analyses fonctionnent : oui le numérique est également vecteur d'automatisation et donc de remplacement par les machines ou les algorithmes dans une logique de subsidiarité (c'est à dire réserver à l'échelon supérieur – le travail humain – uniquement ce que l'échelon inférieur – les machines / algorithmes – ne pourraient effectuer que de manière moins efficace). Dans cette même perspective, il est aussi évident que certaines destructions d'emplois seront compensées par de nouveaux emplois (vieille idée que plus il y aura de robots, plus il faudra de gens capables de réparer ou de construire des robots). Mais ce prisme empêche de penser un point à mon avis essentiel.
Parce que le numérique n'est pas une révolution technologique.
Non, la révolution numérique n'est pas une révolution technologique classique car elle n'est ni uniquement ni essentiellement une révolution technologique. La révolution technologique, les différentes révolutions technologiques (des premiers métiers à tisser jusqu'au Fordisme) s'étaient contentées d'opérer par subsidiarité et par remplacement sans modifier notre rapport au temps et à l'espace social ou alors de manière totalement marginale (par exemple on a rassemblé les ouvriers dans des tours, des baraquements, dans les premiers HLM en modifiant donc l'espace urbain, et par exemple le travail "à la chaîne" a réorganisé, en la cadençant, différemment la "journée de travail", j'y reviendrai plus bas).
Tous les économistes et analystes que j'entends paraissent incapables de penser le numérique autrement que comme "une (révolution) technologi(qu)e de plus". Et considèrent donc que si la révolution numérique modifie notre rapport au temps et à l'espace il s'agit, comme pour les révolutions précédentes, de modifications à la marge. Ce qui est à mon sens une erreur fondamentale. Car s'il existe des technologies numériques analysables à l'aune de l'histoire d'autres technologies qui les ont précédées, le numérique est avant tout un milieu.
Que le numérique soit un milieu avant d'être une (ou plusieurs) technologie(s), cela veut dire que ce qu'il change d'abord et de manière très significative et très radicale (j'ai failli écrire très "disruptive" mais je me suis retenu) c'est notre rapport au temps et à l'espace social.
Commençons par l'espace social.
Les révolutions technologiques précédentes étaient des révolutions "situées", situées sur un bassin d'emploi, lui-même situé à proximité de ressources naturelles ou d'infrastructures ad hoc, des révolutions hyper-localisées, d'où, incidemment, toute la tension sociale que l'on observe aujourd'hui autour des effets des dé-localisations. A l'inverse, le numérique est une révolution "ambiante", paradoxale en ceci qu'elle étend la carte à l'échelle du territoire et crée donc de faux-effets de proximité.
Dans les révolutions précédentes, "situées", hyper-localisées, on construisait les logements ouvriers autour des sites de production qui constituaient l'attracteur principal de la réorganisation de l'espace social. La révolution numérique est, elle, une révolution "périphérique" dans laquelle chacun d'entre nous devient son propre site de production, entraînant de nouvelles formes de servicialisations qui masquent souvent des logiques d'asservissement. On pourra parmi d'autres exemples citer le service "Flex" d'Amazon pour éliminer les coûts de livraison sur le dernier kilomètre : il ne s'agit plus de nous rapprocher ou de nous placer à proximité de notre lieu de travail, il s'agit de faire de n'importe quel transport, de n'importe quel itinéraire, un trajet de travail, une trajectoire employable.
Voilà pour la modification du rapport à l'espace, un espace qui est avant tout un espace social, c'est à dire qui ne nous permet de faire société qu'à hauteur de ce que nous sommes en capacité de le saisir, de l'observer, de le géographier pour nous y projeter, qu'à hauteur des représentations de cette géographie spatiale dont nous disposons et que nous maîtrisons. Or le numérique inaugure un espace qui n'est fait que de proximités mouvantes et souvent faussées, un espace social dans lequel il est d'autant plus difficile de se projeter tant l'omniprésence de la géolocalisation paraît rendre cette projection superfétatoire, un espace paradoxal où la carte est à l'échelle du territoire, où chaque positionnement géographique, où trajectoire spatiale est avant tout le lieu de toutes les spéculations autour d'un travail possible dont différents algorithmes d'affectation se feront ensuite une joie d'être les nouveaux contremaîtres.
Passons ensuite au temps.
Même chose pour ce qui est de notre rapport au temps. Là encore les anciennes révolutions technologiques l'avaient certes modifié mais de manière marginale. Envisagé uniquement comme une "technologie", le numérique – comme les révolutions qui l'ont précédé – est porteur de ses propres "cadences", tout aussi infernales que les précédentes. Hier c'était le réglage de la machine par le contremaître qui imposait une "cadence" à l'ensemble des ouvriers travaillant à la chaîne, aujourd'hui ce sont – entre autres – les "notifications" de nos terminaux connectés qui sont autant d'inédites cadences cognitives.
Mais le plus important est que le point commun des autres révolutions technologiques était de s'être toujours structurées autour d'un dualisme fondamental composé du "temps de travail" et du "temps de repos" (loisirs). Et là encore ces différents "temps", ces différents moments de notre vie sociale étaient, et sont toujours très fortement "situés" : la semaine commence par un temps de travail et se termine (week-end) par un temps de repos. La journée commence par un temps de travail et se termine (soirée) par un temps de repos. Naturellement ces "temps" là ont évolué au gré des révolutions technologiques et des progrès sociaux qu'elles ont parfois nécessité après de fortes luttes (autour des congés payés, de la durée hebdomadaire du travail), mais jusqu'à présent, le temps de travail n'a jamais été un temps de loisir et le temps de loisir n'a jamais été l'occasion de travailler. Or le numérique comme milieu (et pas comme technologie) fait là encore voler en éclat ce cadre : temps de travail et temps de loisir sont aujourd'hui poreux, superposables et non opposables. Et cela change … tout.
Le numérique impose une nouvelle protection du temps et de l'espace social.
Parce que la révolution numérique n'est pas uniquement ni essentiellement une révolution technologique, parce que le numérique est avant tout un milieu qui modifie de manière profonde et structurelle notre rapport au temps et à l'espace social.
Voilà pourquoi il est urgent d'inventer un nouveau cadre d'analyse qui permette précisément de raisonner non pas en termes d'économie Schumpeterienne (y compris en en discutant la légitimité) mais de réinventer et d'assurer au sens premier du terme, de nouveaux modes de protection sociale. Pas une protection sociale qui remplacerait la "sécurité sociale" ou en deviendrait un des piliers, mais une protection du "temps social" et de "l'espace qui nous permet de faire société" et que le numérique comme milieu aura définitivement bouleversé dans moins de 10 ans (nous sommes déjà en train d'en vivre les prémisses).
Et oui, le revenu universel est l'un de ces nouveaux cadres d'analyse. Il n'est probablement pas le seul mais il est le seul qui soit suffisamment théorisé et déjà expérimenté à différentes échelles et dans différents territoires pour que nous ne fassions pas la funeste erreur de nous priver de nos propres expérimentations dans sa mise en oeuvre, pour que nous en faisions immédiatement un projet politique. D'autant que de son côté, c'est précisément la Silicon Valley et l'idéologie libertarienne qui sont, elles, en train de s'approprier cette question d'un revenu universel, comme le démontrait admirablement Evgeny Morozov dans cet article du Monde Diplomatique daté de Février 2016 :
"Pourquoi un tel engouement ? Bien sûr, il y a d’abord la vieille allergie libertarienne à l’Etat-providence, un spectre que le revenu universel, combiné à un démantèlement total des services publics, pourrait définitivement réduire à néant. Ensuite, l’automatisation croissante de l’industrie risque à terme de multiplier encore le nombre de chômeurs : le versement à tous d’un petit pécule garanti et sans conditions permettrait d’éloigner la menace d’un soulèvement populaire néo-luddite. Pour la Silicon Valley, chacun doit s’initier à la programmation informatique, se satisfaire des miettes du revenu garanti et ne poursuivre qu’un rêve : rencontrer un aventurier du capital-risque.
Un troisième calcul pourrait expliquer cet emballement soudain : la nature précaire des emplois serait mieux supportée si les employés disposaient par ailleurs d’une ressource stable. Conduire une voiture pour Uber serait alors vécu comme un loisir, agrémenté d’un petit bénéfice matériel. Un peu comme la pêche, mais en plus social.
Pour toutes ces raisons, le revenu garanti est souvent perçu comme un cheval de Troie au service des compagnies high-tech qui cherchent à se donner une allure altruiste — le bon policier, par opposition au méchant policier de Wall Street — pour mieux éliminer les derniers obstacles sur la voie de leur hégémonie. Adieu, encombrantes vieilleries de l’Etat social ; adieu, régulations qui protégeaient encore un peu les droits des travailleurs ; adieu, questionnements pénibles sur la propriété des données personnelles extorquées aux internautes, comme sur les infrastructures qui les engendrent.
Il y a cependant une autre raison sous-jacente à la nouvelle lubie de la Silicon Valley : elle a compris que si elle échouait à définir les termes du débat sur le revenu universel, le public risquerait de prendre conscience que le principal obstacle à la concrétisation de cette utopie n’est autre que… la Silicon Valley elle-même."
Le diagnostic est bien posé, comme toujours, en revanche je ne pense pas que le revenu universel soit la solution pour compenser la déstructuration que fait peser le numérique sur l’emploi. Bien sûr que la Silicon Valley et autres « Cyber-Gédéons » de la french tech sont favorables au revenu universel. Ils nous donneront volontiers moins de 1000 euros pour continuer à s’enrichir sans que nous revendiquions le partage des richesses, d’autant plus si nous dépensons cet argent dans leurs propres circuits économiques. Cependant, comme l’évoquait ces derniers jours Paul Jorion dans le journal Le Monde, comment se prémunir de la prédation financière qu’occasionnera la garantie d’un revenu universel ? Il est à parier que profitant de l’aubaine d’un revenu garanti, le travail ne soit plus rémunérer au smic horaire, mais beaucoup, beaucoup, beaucoup moins….
Mieux vaut militer pour le salaire à vie défendu brillamment par Bernard Friot !