J'étais (ravi d'être) invité aux Utopiales cette année pour un court passage, histoire de faire chauffer ma carte bleue dans la plus grande librairie SF d'Europe le temps du festival, et d'aller donc, causer "corps urbain et technologies" en bonne compagnie.
Le pitch de la table-ronde était celui-ci :
"Reconnaissance automatique du client à l’entrée d’un magasin, paiement oculaire, surveillance vidéo, optimisation des transports et des consommations d’énergie, alertes pollution, comment repenser la ville au travers des nouvelles technologies ? Comment s’intégreront les humains dans la ville numérique de demain ?"
Voici quelques réflexions en vrac issues de ma petite causerie.
Polis (la cité) et Numeris.
En préambule j'ai essayé de rappeler qu'il n'y avait rien de plus politique que l'urbanisme et l'architecture. Que le fait de construire des tours de 20 étages ou des quartiers pavillonnaires avait un impact direct et mesurable sur la nature du lien social, l'implantation des services publics, etc. Et qu'à ce titre les architectures techniques définissent elles aussi une architecture d'interactions sociales. Et qu'il est des architectures techniques toxiques comme il est des architectures urbaines anxiogènes et criminogènes.
La ville Pokémon.
Sur le débat et l'opposition entre la ville "réelle" et la ville et ses services "numériques" ou numérisés j'ai ensuite rappelé que la plupart d'entre nous avions déjà fait cette expérience troublante lors de la sortie du jeu de réalité augmentée "Pokemon Go". Et que cette expérience avait montré à quel point la superposition ou la juxtaposition entre un espace réel et un espace virtuel n'était pas toujours dénuée de frictions ; frictions qui pouvaient aller de phénomènes amusants ou anecdotiques jusqu'à des remises en cause de notions fondamentales liées à la propriété privée ou même à des enjeux de nature géopolitique.
Pour approfondir on pourra notamment relire mes articles sur le phénomène Pokemon Go : "L'important c'est pas la (pika)chute", "Pokémon Pharmakon : le numérique dissociatif", "Pokemon Go : 25 ans plus tard", "Conflit israelo-palestinien et pokémons", "Des pokémons en Burkini".
Corps sans contact.
Le corps urbain que veulent imposer les grandes firmes qui aspirent à gérer la ville connectée est mu par une idéologie du "sans contact". Tout dans la ville connectée semble conçu dans une logique d'évitement. Plus la ville se remplit de capteurs passifs et plus lesdits capteurs semblent favoriser l'évitement et considérer (parfois d'ailleurs à raison) que le contact est un risque. Ainsi l'enjeu prioritaire des voitures autonomes est bien sûr d'éviter la collision, mais corps et lieux bardés de capteurs sont également là pour nous "éviter" le contact avec d'autres individualités sous d'autres (tristes) tropiques pour nous permettre, prétendument en tout cas, "d'optimiser" nos déplacements ou de ne pas frayer avec d'autres trop dissemblables et favoriser toujours davantage notre instinct déjà grégaire.
Dans un autre genre, la récente expérimentation des magasins "sans contact" et "sans caisse" d'Amazon (Amazon Go) me semblent là encore parfaitement emblématiques de cette idéologie du sans contact et de l'évitement au service d'une pseudo-facilitation de la consommation érigée en dogme.
Le "sans contact" est aussi avant tout un "sans contexte". Or le contexte est souvent ce qui permet de ramener du rationnel en lieu et place du seul pulsionnel (dans l'acte d'achat par exemple).
Le corps comme objet technique détachable.
Le corps urbain est ensuite vécu – et transformé – comme un objet technique au sens de Simondon, c'est à dire qu'il est composé d'éléments "détachables", manipulables et remplaçables. Il n'est qu'une pièce du puzzle urbain. Il se doit d'être à tel moment à tel endroit plutôt qu'à tel autre. C'est ce que l'on retrouve derrière l'idée du capitalisme de surveillance développé par Sushana Zuboff.
Ville capitale de tous les capitalismes.
De fait, dans la ville de demain, il est probable que toutes les dimensions et toutes les formes – à mon sens les plus nocives – du capitalisme prendront littéralement (nos) corps. Après le capitalisme linguistique et le capitalisme cognitif, c'est un capitalisme de la surveillance qui se déploie dans les villes connectées, capitalisme de la surveillance dont l'objectif, rappelle Zuboff, est :
"d'être constitué de mécanismes inattendus et souvent illisibles d'extraction, de marchandisation et de contrôle qui exilent effectivement les personnes de leur propre comportement tout en créant de nouveaux marchés pour la prédiction et les modifications comportementales. Le capitalisme de surveillance défie les normes démocratiques et s'éloigne de l'évolution séculaire du capitalisme de marché."
Ce capitalisme de la surveillance vient à son tour servir le nouvel avatar du bio-capitalisme. Comme je l'expliquais ici, ce capitalisme biologique :
"organise la spéculation sur le corps en jouant de traces extra-corporelles (les capteurs disséminés sur notre corps ou dans notre environnement pour le mesurer) et intra-corporelles (les "marqueurs" au sens génétique du terme)."
Il faudra(it) également poser la question de la nature publique ou privée des algorithmes qui réguleront l'espace urbain de demain. Car pour l'instant et y compris dans les plus ambitieux projets comme celui de Google à Toronto c'est, in fine, tout l'espace public devient un terrain d'expérimentation privé. Et cette articulation entre un espace public et un espace privé est aussi essentielle à comprendre, à réguler et à déterminer qu'elle est inédite à cette échelle dans l'histoire de l'humanité.
<Mise à jour du soir> Sur le projet de Google à Toronto, on commence d'ailleurs à piger à quel point c'est moisi … </Mise à jour du soir>
Le culte du cargo.
Le culte du cargo, nous apprend Wikipédia, est :
"un ensemble de rites qui apparaissent à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle chez les aborigènes, en réaction à la colonisation de Mélanésie (Océanie). Il consiste à imiter (…) la technologie et la culture occidentale (moyens de transports, défilés militaire, habillement, etc.) en espérant déboucher sur les mêmes effets, selon ce qu'on a qualifié de croyances « millénaristes ». En effet, les indigènes ignorent l'existence et les modalités de production occidentale ; dès lors, ils attribuent l'abondance et la sophistication des biens apportés par cargo à une faveur divine. (…)"
En imaginant une ville entièrement connectée dans son réseau de transport et ses services anciennement publics, une ville peuplée de digiborigènes équipés et habillés de capteurs et de traceurs (le Word Wide Wear), une ville bardée de capteurs passifs comme un gigot du dimanche de gousses d'ail, il est plus que probable que nous finissions par perdre le sens politique de ce projet urbain. Et que nous ne nous inventions un nouveau culte, un culte de l'algo, tant nous risquons de devenir incapables de "voir" comment les algorithmes de la ville connectée produisent des formes et des flux de socialisation, et circulation et de consommation au service d'un idéal capitalistique d'autant plus omnipotent qu'il nous semblera diffus et nous empêchera de prendre la mesure réelle de son emprise.
Dans la ville de demain, comme la plupart des récits de science-fiction l'ont déjà parfaitement anticipé et décrit, il est vraisemblable que les populations les plus pauvres seront les plus isolées et les plus stigmatisées. La science-fiction d'hier se décline aujourd'hui dans nombre de revues et de travaux scientifiques démontrant comment l'automatisation est avant tout celle des inégalités.
Le grand risque et la grande menace des "smart-city" et de leur contrôle algorithmique est que leurs architectures techniques et algorithmiques ne concourent à davantage marginaliser les corps urbains les plus pauvres et à sur-protéger les plus riches.
Le numérique en lui-même ne permet pas davantage que le mécanique de réduire ou d'augmenter les inégalités. Seul un projet politique peut décider de cela. La question des villes connectées de demain, comme celle des corps urbains, est donc d'abord celle du projet politique qui servira de boussole et de gouvernail aux projets et décisions algorithmiques et à l'idéal de société qu'ils désireront servir … ou aux populations qu'ils voudront asservir.