Du droit à l’oubli au capitalisme de la surveillance.

Le droit à l'oubli est en passe de devenir l'un des marronniers de notre rapport au numérique, traduisant l'incapacité de plus en plus flagrante à prendre la mesure des changements en cours.

Le droit à l'oubli est d'abord une imposture lexicale. Il s'agit en fait d'un droit au déréférencement. Or ce tromper de mot, c'est se tromper d'objet. Et les tentatives de légiférer sur cet objet n'en sont que plus vaines.

Le droit à l'oubli est ensuite une posture du Droit qui vaut imposture collective. Vouloir imposer aux GAFA un quelconque "droit à l'oubli" équivaudrait, comme le rappelait Serge Tisseron, à acter une déresponsabilisation collective aux conséquences bien plus dramatiques que les épiphénomènes constitués par les quelques dérives constatées, dérives certes graves mais déjà parfaitement régulables et encadrées par le droit actuel, sauf à considérer – ce qui est encore un autre problème – que Google est en capacité de se soustraire au droit actuel (vieille question de la territorialité du droit applicable à des plateformes multinationales, mais là encore question réglée pour l'essentiel).

Rapide retour en arrière : après avoir imposé à Google la mise en place d'un "formulaire de demande de droit à l'oubli", ce dernier doit faire face à une nouvelle injonction de la CNIL lui demandant d'appliquer ledit droit à l'oubli sur toutes les versions du moteur et non plus uniquement sur ses versions européennes. Ainsi, les résultats de recherche concernant Paul Bismuth devraient non seulement disparaître de Google.fr mais aussi de Google.com, Google.jp, etc … Ce à quoi Google vient de répondre par l'intéressant syllogisme suivant :

"Si le droit à l’oubli est désormais la norme en Europe, ce n’est pas le cas dans le monde entier. Il existe d’innombrables cas dans lesquels ce qui est illégal dans un pays ne l’est pas dans un autre. Cette approche représente un nivellement par le bas : au final, Internet serait seulement aussi libre que l’endroit le moins libre du monde."

Et l'article du Monde citant la réaction de Google de poursuivre :

"Le moteur de recherche estime qu’« aucun pays ne devrait avoir le pouvoir de contrôler les contenus auxquels quelqu’un, dans un autre pays, peut accéder », et souligne que dans le cas français, élargir le droit au déréférencement à une échelle mondiale serait « disproportionné », dans la mesure où « l’immense majorité des utilisateurs d’Internet utilisent une version européenne du moteur de recherche »."

Google estime donc que l'injonction de la CNIL équivaut à une forme de "censure" capable de tous nous transformer en coréens du nord (l'un des endroits les moins libres au monde). La réaction de Google est intéressante si on la met en perspective avec celle qui, en 2006, avait déjà permis de justifier l'installation sur le marché chinois de la firme de Mountain View au prix d'une version censurée du moteur de recherche, réaction dont l'argumentaire était le suivant : mieux vaut que les Chinois aient accès à une version même censurée de Google, plutôt que de ne leur laisser comme seule alternative que les seuls moteurs déjà sous contrôle du gouvernement chinois. Littéralement :
"Filtrer nos résultats de recherche compromet notre mission. Ne pas offrir de possibilité de chercher sur Google la compromet encore davantage."

Pour le droit à l'oubli comme pour le déploiement d'une version effectivement censurée de son moteur en Chine, Google fait donc appel aux mêmes effets rhétoriques du syllogisme.

De l'hypertexte à l'hyper-soi.

Il y a quelques dizaines d'années naissait l'hypertexte. Un mot valise traduisant aussi bien l'artifice technique permettant de créer un lien d'une page à une autre que l'architecture globale d'un réseau permettant l'émergence d'une forme d'intelligence collective sur laquelle moteurs de recherche puis réseaux sociaux vinrent poser leur marque algorithmique.

Il y a quelques années, après avoir acté le fait que l'homme soit devenu un document comme les autres, naissait un nouvel avatar de cet hypertexte primitif, une forme "d'hyper-soi". L'expression numérique d'un individu sur les réseaux se caractérisait par une nécessaire transparence, une collecte de données aussi systématique que quasiment non-négociable, et le corrélat d'une traçabilité omniprésente et permanente. Cet hyper-soi (cf du Far Web au Near Me), est devenu, quoi que nous en pensions, la modalité principale non seulement de notre "présence" ou de notre "personne" numérique, mais également du simple fait de notre "expression" numérique, quelle qu'en soit la forme.

Dans cet hyper-soi qui favorise naturellement et à grands renforts algorithmiques les phénomènes "d'entre-soi", la bataille de la "reductio ad absurdum" publicitaire de chaque individu à une somme de comportements et de pulsions semble d'ores et déjà gagnée par les GAFAM. En témoigne notamment le lancement de la dernière version de Windows 10 dans laquelle c'est – carrément – un "identifiant publicitaire unique" (appelons-le "IPU") qui vous est attribué à l'activation de ladite version, dernier acte de la fable de "l'homme qui était une pub comme les autres".

Le reste du "contrat de service" est à l'avenant, la palme revenant à l'hallucinante clause de "bonne foi" :

"Nous accéderons à, divulguerons et préserverons les données personnelles, notamment votre contenu (comme le contenu de vos emails, d'autres communications privées ou des fichiers de dossiers privés), lorsque nous pensons de bonne foi qu'il est nécessaire de le faire", notamment pour "répondre à des requêtes légales valides".

Naturellement des voix s'élèvent déjà contre cette nouvelle intrusion dans notre vie privée, naturellement de nouvelles applications voient déjà le jour pour désactiver ces fonctions de traçage et de collecte, naturellement le mal est déjà fait et il est, pour l'essentiel, irréversible.

Même si l'équivalent de cet identifiant publicitaire unique existe déjà pour la plupart des grands écosystèmes que nous fréquentons chaque jour (d'Amazon à Facebook) il faut mesurer ce que signifie la remontée au premier plan dans l'architecture et la vente d'un OS (Operating System) de cet IPU. Il s'agit d'une essentialisation radicale de notre rapport non plus simplement au numérique désigné comme la somme des informations et services accessibles "en ligne", mais également de l'ensemble des interfaces permettant d'y avoir accès. Le traçage technologique n'a d'ailleurs jamais cessé de glisser vers des couches et des niveaux toujours plus "profonds", plus "invisibles", plus "indétectables" et donc plus que jamais "non-négociables", comme lorsqu'il s'agit d'utiliser des APIs pour analyser en temps réel le niveau des batteries de nos ordinateurs ou de nos smartphones pour en mieux maîtriser les usages et proposer des services optimisés (au prix d'un nouveau renforcement de la surveillance).

La paradigme de la surveillance technologique se compose de plusieurs axiomes fondamentaux :

  • il doit s'activer au plus près de l'initialisation, de la mise en marche du dispositif (et si possible rester actif y compris lorsque ledit dispositif est désactivé)
  • il doit sans cesse s'efforcer de descendre vers les couches basses de l'interface, de l'architecture logicielle (software) ou de l'architecture machine (Hardware)
  • il doit être "maximisé par défaut" (règle de l'opt-out, c'est à dire que c'est à vous de trouver comment désactiver telle ou telle option de traçage activée "par défaut")
  • il doit être réinitialisé le plus souvent possible (et donc à chaque fois venir écraser les réglages de l'utilisateur pour, de nouveau, être maximisé par défaut)

Je suis de moins en moins convaincu que les différents formes d'économie collaborative nous emmènent vers une ère "post-capitaliste", et je crois, à l'inverse, que ces 4 règles fondent ce que la chercheuse Soshana Zuboff appelle le "capitalisme de la surveillance" :

"This architecture produces a distributed and largely uncontested new expression of power that I christen: ‘Big Other.’ It is constituted by unexpected and often illegible mechanisms of extraction, commodification, and control that effectively exile persons from their own behavior while producing new markets of behavioral prediction and modification. Surveillance capitalism challenges democratic norms and departs in key ways from the centuries long evolution of market capitalism."

Une logique qu'à l'instar de Windows 10, on retrouve aussi dans la dernière mise à jour de Google Maps qui proposera désormais de conserver un historique complet de vos différents déplacements, en l'illustrant des différentes photos éventuellement prises lors desdits déplacements.

Personne ne connaît encore la forme et l'ampleur des informations qui seront ainsi conservées dans cet IPU, mais l'implémenter directement et nativement au niveau de l'OS permet précisément de se jouer de la plupart des tentatives de préserver un vague anonymat dans nos différents comportements connectés.

On peut se représenter cet IPU à l'image de notre numéro de sécurité sociale remixé avec un cookie. Un premier segment contiendrait notre "sexe", un second nos données administratives civiles (date de naissance, situation maritale), un troisième notre adresse et lieu de résidence, un quatrième notre historique de recherche, un cinquième nos goûts musicaux, un sixième nos goûts cinématographiques, un septième le budget mensuel consacré à tel ou tel type de biens de consommation, un huitième notre indice de réceptivité aux recommandations de nos amis, ad libitum

Le droit à l'oubli défenestré. Une chute du 10ème étage. Windows 10.

Dans les faits, qu'il s'agisse de l'IPU de Windows 10 ou bien des grands écosystèmes rassemblés sous le sobriquet des GAFAM, ces identifiants publicitaires uniques sont devenus à la fois la norme et la clé primaire qui régit l'ensemble des fonctions, des services et des routines algorithmiques qu'ils – nous – proposent.

Si la question du droit à l'oubli est aussi vaine que potentiellement dangereuse c'est parce qu'en plus d'être une imposture lexicale, elle a pour résultat d'occulter la question essentielle du droit à la non-collecte (et donc au non-traçage) d'informations sur nos comportements connectés. Question elle-même liée à l'obtention de notre consentement éclairé au travers d'autres artifices que ceux d'absconces, abusives et léonines CGU (Conditions Générales d'Utilisation).

Il n'est rien, il n'est aucun comportement connecté qui ne soit aujourd'hui statistiquement prévisible, et donc algorithmiquement modifiable ou "orientable". La moindre de nos interactions, même celle au coût cognitif parfaitement nul (le bouton "like" par exemple) est chargée d'une multiplicité de sens, de contextes, de polysémies interactionnelles autant que de polymorphies sociales que seuls les sites hôtes sont en capacité de décrypter et d'utiliser.

Voilà probablement la grande fracture du numérique : cette capacité des sites hôtes à analyser et à absorber à leur seul profit les marques de traçabilité à l'échelle fractale du lien, du like et de l'ensemble de nos interactions ou de nos voisinages sociaux, ces fameux "parcours" ('trails') qui dans la vision pionnière de Vannevar Bush comptaient autant sinon davantage que les liens eux-mêmes.

Cette fracture est l'essence même de ce nouveau "capitalisme de la surveillance" dans lequel les anciens GAFA sont désormais bousculés par les nouveaux  NATU : Netflix, AirB'nB, Tesla et Uber.

Dans cette nouvelle ère du capitalisme de la surveillance et de l'automatisation (ou "uberisation") comme nouveau Fordisme, le droit à l'oubli est devenu un combat de Quichotte.

Comme le remarque encore Soshana Zuboff dans son remarquable article :

"Le rôle de la surveillance n'est pas de limiter le droit à la vie privée mais plutôt de le redistribuer" ("The work of surveillance, it appears, is not to erode privacy rights but rather to redistribute them").

Antonio Casilli de son côté rappelle depuis longtemps que la "privacy" est devenue une négociation collective.

Fin du travail, plein d'amis mais sans famille, apatrides du numérique.

Le "Digital Labor" sera à n'en pas douter la problématique politique et économique des 50 prochaines années. Il amènera des changements et des disruptions profondes dont nous peinons encore aujourd'hui à mesurer l'ampleur. Ces bouleversements se structureront autour de 3 grands axes en revanche déjà identifiables :

  • celui de ce capitalisme de la surveillance et du rôle des GAFAM
  • celui du salariat algorithmique cette fois préempté par le modèle d'une partie des NATU (AirB'B et Uber donc)
  • et celui, enfin, d'une nouvelle classe 'trans-' ou 'hyper-'sociale, le cognitariat, et sa version sombre, le lumpen-cognitariat dont je vous parlais dans mon billet sur "les coolies de la pop économie".

D'aussi loin qu'il soit pour l'instant possible d'en juger, en terme d'évolution des services comme de structuration du marché, les modèles algorithmico-capitalistiques actuels épousent parfaitement ce "nouveau" modèle. Et de la même manière que le High-Frequency Trading gouverne pour une bonne part la régulation des marchés mondiaux, le "credit scoring" est en passe de conquérir la régulation de nos sociabilités.  Facebook a en effet déposé un brevet permettant de vous attribuer un crédit (bancaire) en analysant le "credit scoring" de vos amis :

"Lorsqu’un individu demande un prêt, le prêteur examine les scores de crédit des membres du réseau social de l’individu qui est connecté à cet individu via un nœud autorisé. Si le score de crédit moyen de ces membres atteint le score de crédit minimum, le prêteur continue d’examiner la demande de prêt. Sinon, la demande est rejetée."

Nous avons donc, d'un côté, les actuels GAFAM qui, pour mieux asseoir leur contrôle sur notre activité de consommation, opèrent une redistribution des règles de la privacy à leur seule convenance, avec le risque déjà palpable de la mise en oeuvre d'une société du contrôle Orwellienne, et fondent ce nouveau capitalisme de la surveillance.

D'un autre côté, le High-Frequency Trading est le modèle déjà constitué et opératoire de régulation des marchés grâce à une analyse temps-réel dont sont seuls capables les algorithmes dédiés et la puissance de calcul associée, risquant à tout moment de nous plonger dans une nouvelle crise spéculative.

En parallèle, est en train d'émerger, dans le sillage d'Airbn'B et d'Uber notamment, un nouveau modèle de salariat algorithmique, dont l'enjeu est de proposer un nouveau cadre de régulation de ce qui restera du travail ou des activités humaines non-automatisables, modèle qui en externalisant presque totalement les charges incombant jusqu'ici à l'employeur et en précarisant les travailleurs, renforce le risque d'une fin du modèle social compensatoire que nous connaissions jusqu'ici (et dans lequel les employeurs payaient des charges qui elles-mêmes permettaient de financer des politiques publiques, dans lequel un modèle de protection sociale était fondé sur l'impôt, etc …).

Ceux qui supportent ces changements, c'est à dire … nous, ont vaguement fait le deuil du rêve d'intelligence collective (trop rarement réactivé par exemple lors des négociations collectives autour de la privacy) qui avait présidé à l'émergence d'internet et se sont constitués en une nouvelle classe, un "cognitariat" jusqu'ici presque uniforme mais qui commence, du fait de la pression du salariat algorithmique et de la portion congrue des activités échappant encore au seul traitement calculatoire, un cognitariat disais-je, qui commence à voir émerger un sous-cognitariat.

C'est ce cognitariat qui supporte des bouleversements dont l'enjeu d'est rien d'autre que la régulation des comportements sociaux (la régulation des comportements socio-culturels étant déjà opératoire au travers de la théorie de la bulle de filtre d'Eli Pariser notamment), régulation qui se fait notamment au travers de l'analyse prédictive permise par le traitement des "Big Data", et qui comporte également de nombreux risques liés à une essentialisation de l'humain ainsi qu'à une "biologisation" déjà à l'oeuvre au travers de l'essor de la génomique personnelle et de l'internet du génome.

Ce qui nous donne le tableau suivant :

Diapositive1

C'est dans ce cadre – ou pour s'efforcer d'en sortir … – qu'il faut que le politique et les citoyens s'efforcent de créer les conditions d'émergence de nouveaux rapports de force qui permettront à leur tour de nouvelles négociations collectives et laisseront la place à de nouveaux cercles vertueux fondés sur une économie et une politique des "biens communs" étendus aux questions de privacy et de collecte des données "personnelles", si l'on ne veut pas que les embryons de l'économie dite "collaborative" ne soient irrémédiablement broyés par un modèle algorithmico-capitaliste en face duquel il ne sera alors possible que d'opposer la violence de nouveaux luddismes.

Un commentaire pour “Du droit à l’oubli au capitalisme de la surveillance.

  1. Dense et bien construit. J’avoue assez être impressionné par la multitude de références qui donne envie de fouiller des heures et des heures sur vos pages… Je ne connaissais pas cet « IPU », même si son existence paraît être en totale conformité et logique avec le sens de l’histoire (totalement performative au demeurant). On lit rarement des textes qui vont à contre-pied du dogme de l’intelligence collective tel que promue -justement- par ceux qui l’enferment dans des plates-formes cloisonnées. Tout est marchand et tout tend à le devenir, nous nous dirigeons décidément vers un web qui n’a plus rien en commun avec le projet initial, c’est regrettable. Face à cela, vous n’oubliez pas – dans une pure tradition sociale – d’appeler au renversement du rapport de force, ce qui semble être à la fois une porte de sortie et une pirouette rhétorique. En effet, de quel rapport de force parlez-vous ? Comment re-politiser l’espace digital revient à demander comment re-politiser l’espace tout court. Je serai curieux de participer aux initiatives qui vont dans ce sens, mais elles sont rares, peu médiatisées, incomprises et souvent taxés à tort de « néo-luddisme » quand elles ne sont qu’un simple combat politique. En d’autres termes, écrire est une chose, mais comment agissez-vous ? Et surtout, comment agissez-vous en dehors des sphères des gens qui vous lisent déjà ? Ce n’est pas une question piège, je cherche juste de l’information. Merci en tout cas pour cet article impressionnant et exhaustif, on en a bien besoin. Vous m’avez inspiré plusieurs idées de billets, je vous citerai si je vous pique une idée, cela va de soi.

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