Oui oui. Pas celle des boutons mais bien celle des tétons. Je vous explique.
Le site TumblR (qui compte à la louche 500 millions de blogs) a annoncé qu'à compter du 17 décembre tous les contenus "pour adultes" seraient bannis et interdits.
Donc depuis hier, ça y est. Finito el porno.
Rappel pour les plus jeunes : TumblR a été LA plateforme de micro-blogging à la mode il y a déjà de cela quelques années, même Barack Obama s'y était collé lors de sa campagne présidentielle de 2012. Rachetée par Yahoo! en 2013 la plateforme a accompagné la chute du portail, lui-même racheté par Verizon en 2017. Aujourd'hui TumblR n'est plus l'attracteur qu'il fut au temps de sa splendeur mais reste un marqueur fort de la "culture web".
Pédo-porno-téton.
L'application TumblR est bien sûr présente sur l'Apple Store et là, patatras, il y a 15 jours, un contenu pédo-pornographique hébergé sur TumblR s'est fait repérer par Apple avec pour conséquence immédiate un bannissement de l'application sur iOS. Ce à quoi TumblR a illico indiqué via un communiqué de son patron, que d'ici au 17 décembre la totalité des contenus "'pour adultes" seraient bannis de la plateforme. Ils ont dans la foulée mis à jour leurs CGU (les "Community Guidelines" en y ajoutant la phrase suivante :
"Ne publiez pas d'images, vidéos ou GIFs dévoilant les parties génitales de personnes réelles ou des poitrines de femmes où les tétons sont visibles."
Voilà. On est donc passé en quelques heures de "on a repéré un contenu pédo-pornographique" à "ne publiez pas de photos de poitrines de femmes où les tétons sont visibles." Mind The Gap.
La règle 34.
Sur les internets il existe des règles. Plein de règles. L'une des plus célèbres de ces règles est la règle 34. Qui dit la chose suivante* : "Si ça existe, il y en existe une version porno sur Internet." ("If it exists, there is Internet porn of it.")
Rappelons qu'en 2018, un seul site web a consommé autant de bande-passante que tout internet en 2002. Pornhub. Dont les chiffres donnent chaque année le vertige.
Tout ce que l'on appelle la "culture numérique" s'est essentiellement bâtie autour de la règle 34 mâtinée d'une dose de déclaration d'indépendance (du cyberespace) avant son invasion par les trucs en -tech (FinTech, FrenchTech, EdTech, MenstruTech, AssurTech, SexTech, CivicTech, HealthTech, AssurTech, et j'en passe, en attendant plus ou moins impatiemment de voir ce que donneront les PizzaTech, PoneyTech, JePeuxPasJaiPiscineTech, etc.)
Les 3 cavaliers de l'apocalypse internet.
Dans la Bible, il existe 4 cavaliers de l'apocalypse et sur les internets il existe trois grands fléaux qui ont pour nom : Apawifi, Apubatri, et Apurien.
Sociétalement – et un peu plus sérieusement aussi – les trois grands fléaux des internets, les trois grands "risques" actuels qui se disputent la une de l'actualité, sont constitués du tiercé gagnant suivant :
- la désinformation (les Fake News mais pas que, les logiques d'influence, les rumeurs et hoax, etc)
- les contenus haineux
- les tétons la pornographie (et les tétons aussi, et surtout quand même)
Donc :
- Fake News
- Hate News (se déclinant d'ailleurs majoritairement en Hate Jews)
- Pr0n News.
Or ce contre quoi les plateformes propriétaires – les "jardins fermés" comme les appelle Tim Berners Lee – luttent le plus activement et le plus efficacement ne sont ni les discours de haine ni le stratégies de désinformation, mais bien les contenus relevant de la nudité (souvent extensivement assimilée à de la pornographie).
Et ce que j'entends vous démontrer dans cet article est que qui vole un oeuf vole un boeuf et que qui censure des tits censure aussi des speechs. Allons-y.
La règle 34Bis.
Permettez-moi ici de formuler la règle 34Bis, à ma connaissance inédite et que je soumets à votre approbation :
Règle 34 : If it exists, there is Internet porn of it.
Règle 34Bis : "If there is Internet porn of it, there also is a censored platform version of it." (Si cela existe en version porno sur internet, cela existe aussi en version censurée sur une plateforme)
A laquelle on pourrait d'ailleurs ajouter une 34Ter rédigée comme suit :
Règle 34Ter : "If it is only tits on the internet, it is considered as pornography on platforms" (Si ce sont seulement des tétons sur le web, ce sera de la pornographie pour les plateformes)
En 2015, un photographe allemand, Olli Waldhauer, s'était livré à une remarquable démonstration par l'exemple du fait que la nudité (qui n'est pas la pornographie) était traquée et censurée bien plus rapidement et efficacement que les discours de haine. Il avait pour cela diffusé la photo suivante sur Facebook :
Une dame à l'accorte poitrine et un monsieur à l'accorte moustache tenant une pancarte "n'achetez pas chez les métèques", et le titre "Une des ces personnes enfreint les règles de Facebook".
Le résultat fut sans appel et la photo fut bloquée à cause de la nudité et pas à cause du discours raciste. Alors on pourra bien sûr ergoter sur la méthodologie de la démonstration, sur le fait que les algorithmes de reconnaissance d'image sont davantage "entraînés" à faire de la BOR (Boobs Optical Recognition) qu'à chercher systématiquement à faire de l'OCR (Optical Character Recognition – reconnaissance optique de caractère), mais voilà déjà trop longtemps, de Courbet aux photos d'une petite fille fuyant les bombardements au napalm (accessoirement prix Pulitzer), que Facebook et d'autres plateforme s'illustrent dans leur souci de traquer le moindre bout de téton là où elles ont sensiblement plus de difficultés à traquer le moindre bout de discours xénophobe. Naturellement le 1er amendement de la constitution américaine et sa définition de la liberté d'expression n'y est pas étranger, mais cela ne saurait constituer ni une excuse ni une explication suffisante.
Comme je l'avais déjà montré à de nombreuses reprises, les questions de harcèlement, d'antisémitisme, de sexisme, de véganisme et de la plupart des trucs en -isme sont analysées par la plateforme comme autant de formes spéculatives des discours (de haine). Et à l'échelle du capitalisme linguistique qui est le fondement de leur économie, toute spéculation est bonne à prendre.
Nota-Bene : Heureusement, le mouvement #FreeTheNipples ou #NippleFreedom est plein d'astuce et d'espièglerie technique 🙂 Mais bon on n'a quand même pas que ça à faire …
Hygiénisme boutiquier.
Alors bien sûr rien de tout cela n'est nouveau. Souvenez-vous de ce que j'écrivais sur le même sujet en 2014 :
"D'immense machines à normaliser, à standardiser, s'affrontent et nous broient lentement, gentiment, presque sans heurt, remplaçant l'obtention de notre consentement par le miroir toujours flatteur de notre contentement. "La vraie raison pour laquelle les femmes françaises ne se baignent plus seins nus", nous dit le Guardian, n'a rien à voir avec les campagnes contre le cancer de la peau, mais elle est liée à une pudibonderie, à une pruderie typiquement nord-américaine. La raison ? Le traitement de la "pornographie" sur Facebook. Aller à la plage c'est nécessairement faire profiter ses amis de clichés enchanteurs nous voyant nous ébattre dans l'onde fraîche. Mais s'ébattre seins nus rend tout partage impossible, puisque Facebook censurera immédiatement les photos en question."
Souvenez-vous également et surtout, en 2010, lors de la sortie du premier iPad, que Steve Jobs l'avait (notamment) habilement positionné sur l'interdiction de la pornographie. Un positionnement qui, toujours en 2010, m'avait amené à parler d'une forme "d'hygiénisme boutiquier" :
"Hygiénisme boutiquier. (…) A l'occasion de la sortie de l'Ipad, Steve Jobs a d'ailleurs totalement versé du côté de l'hygiénisme moral, en maquillant son combat pour les formats propriétaires d'Apple sous le fard d'une lutte anti-pornographie. De fait, cet hygiénisme rampant gangrène l'ensemble des espaces prétendument privatifs du web. "Dans" l'enceinte de l'Ipad et de ses contenus applicatifs, nulle pornographie affirme l'un, "dans" l'enceinte de Facebook, nulle scène d'allaitement avait déjà affirmé l'autre, et l'on pourrait ainsi multiplier les exemples. (…) Le premier danger de tout cela est naturellement la potentialité d'une censure déjà techniquement opérante et qui n'attend plus qu'un événement permettant de la "décomplexer" pour qu'elle s'applique au-delà même des règles du seul vivre ensemble (c'est à dire qu'elle ne concerne plus, uniquement et par défaut, les délits comme l'incitation à la haine raciale, la vente d'armes à feu, etc …). Mais il est un risque encore plus grand qui est celui de la délégation inexorable de nos lois morales collectives à des sociétés qui n'ont en commun avec ladite morale que les règles édictées par leur portefeuille d'actions. Pire encore, c'est chacun qui, par le pouvoir du clic permettant à n'importe qui et n'importe quand de signaler tout contenu "litigieux", c'est chacun qui par cet artifice peut imposer "sa" conception de la morale à l'ensemble d'un groupe dépassant de loin son seul cercle relationnel. Ce qui, convenons-en est tout sauf "moral". Ce système de surveillance par le bas ("little sisters") se double, quoi qu'en dise Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, d'un système de surveillance par le haut ("big brother") puisque c'est à eux seuls que revient et qu'appartient le pouvoir de supprimer tel groupe, telles photos, telles applications."
Logique plateformative.
La chasse aux tétons visibles considérés comme de la nudité elle-même considérée comme de la pornographie n'est que l'alibi commode de mécanismes relevant autant de la censure que de l'argumentaire de vente à destination de parents qui sont avant tout des clients susceptibles de multiplier la présence des écrans dans les foyers. #BusinessAsUsual
Et quand bien même la volonté de lutter contre la pornographie serait de bonne foi, la situation est parfaitement Kafakïenne car en bloquant l'application TumblR, l'environnement iOS continue de laisser l'application YouTube dans laquelle je ne vous décris même pas la nature des positions acrobatiques accessibles si vous avez le malheur d'y taper "tits".
Ce qui renvoie donc au débat presqu'aussi vieux que le web entre le statut d'éditeur et celui d'hébergeur. Comme je le rappelais ici au sujet du énième rapport des énièmes mesures inapplicables pour lutter contre la haine sur le web :
"la plupart des gens sérieux s'accordent pour considérer qu'on n'arrivera pas à stopper les discours de haine en tentant de penser et de réguler comme des "espaces publics" des plateformes dont le statut juridique est pour l'essentiel celui d'espaces – commerciaux – privés. Comme danah boyd l'a démontré très tôt, la principale caractéristique de la sociabilité en ligne dans les grandes plateformes (sociales) est qu'elle opère au sein d'espaces semi-publics et semi-privés, qui ne sont donc réellement ni l'un ni l'autre.
Changer le statut des plateformes pour qu'on n'ait plus à hésiter entre celui de simple "hébergeur" (sans responsabilité éditoriale) et celui d'éditeur (supposé responsable de la totalité des contenus qu'il héberge) est la piste probablement la plus rebattue depuis que le web existe. Remember les photos dénudées d'Estelle Halliday et le procès qui fut fait à Valentin Lacambre au titre d'hébergeur en 1998 par une certaine mère fouettard de l'internet qui prit des années plus tard la présidence de l'Hadopi … Et oui. 1998 déjà. Brin et Page venaient à peine de déposer les statuts de la SARL Google et le petit Mark Zuckerberg entrait en classe de troisième.
Il est clair et évident, à l'échelle des plateformes dont on parle, que ni l'actuel statut d'hébergeur ni celui d'éditeur ne correspond à la réalité de la nature et du volume des interactions qu'elles gèrent et organisent, ni d'ailleurs au degré de responsabilité qui leur est imputable pour chacune d'entre elles prises isolément. Ne faire des plateformes que des intermédiaires techniques serait irréel, les rendre éditorialement responsables de tout ce qui s'y dit serait ajouter une dimension Kafkaïenne à un scénario déjà Orwellien."
Mais je m'égare un peu. Revenons aux trois fléaux de l'internet moderne. Et à TumblR.
Fake, Hate, Porn.
Nous disions donc :
- la désinformation (les Fake News mais pas que, les logiques d'influence, les rumeurs et hoax, etc)
- les contenus haineux
- les tétons la pornographie (et les tétons aussi, et surtout quand même)
Ces trois "risques" sont bien sûr également présents en dehors d'internet et du web mais le numérique à changé leur nature en les subordonnant à deux types de logiques : une logique commerciale (la publicité) et une logique "plateformative".
La publicité tout d'abord.
La collusion entre désinformation, contenus haineux et business publicitaire a commencé, en France en tout cas, lors des émeutes en banlieue de 2005. Mais si, souvenez-vous.
Ce que le web a fondamentalement changé dans les discours de haine c'est qu'il a permis qu'ils rapportent de l'argent quand jusqu'ici ils ne faisaient qu'en coûter à ceux qui finançaient leurs principaux organes d'expression. Voilà pourquoi, pour certains discours de haine, l'initiative de Sleeping Giants est probablement ce que l'on pourra faire de mieux et de plus efficace.
Ce que le web a changé dans la désinformation ce n'est pas sa nature (les procédés restent les mêmes qu'avant le web), ce n'est pas le fait qu'elle va plus vite ou qu'elle touche plus de monde (ce changement ne modifie pas la nature du processus de désinformation), c'est le fait qu'elle est, là encore, simplement, devenue un business comme les autres.
Et ce que les plateformes ont changé dans la désinformation, c'est qu'elles déploient une architecture technique toxique qui, par défaut, crée et optimise les conditions de la désinformation.
En fait et en bref, le point nodal de tout cela c'est ce que Frédéric Kaplan a décrit comme le "capitalisme linguistique" qui a donné naissance, entres autres monstres, à ce que Sushana Zuboff a décrit comme le "capitalisme de surveillance" ("Big Other"). A partir de là, et à l'échelle des trois points sus-nommés (Fake News, Hate News et Porn News) tout est parti en sucette. Mais grave.
Pour rappel, le capitalisme linguistique c'est ça :
"Google a réussi à étendre le domaine du capitalisme à la langue elle-même, à faire des mots une marchandise, à fonder un modèle commercial incroyablement profitable sur la spéculation linguistique. L’ensemble de ses autres projets et innovations technologiques — qu’il s’agisse de gérer le courrier électronique de millions d’usagers ou de numériser l’ensemble des livres jamais publiés sur la planète — peuvent être analysés à travers ce prisme."
Et le capitalisme de surveillance, c'est ça (je souligne) :
"le capitalisme a changé de forme avec l’internet. La concurrence traditionnelle basée sur les produits est remplacée par une concurrence basée sur les données. Dans ce "capitalisme de surveillance", "les bénéfices découlent de la surveillance unilatérale et de la modification du comportement humain". Les entreprises rassemblent les données personnelles et les informations comportementales des utilisateurs pour les vendre aux publicitaires, dans une boucle de rétroaction qui s’entretient elle-même (…) « Les valeurs de protection de la vie privée dans ce contexte deviennent des externalités, comme la pollution ou le changement climatique, dont les capitalistes de la surveillance ne sont pas responsables ». « Dans le capitalisme de surveillance, nos droits nous sont pris sans que nous le sachions, sans que nous le comprenions ou sans notre consentement et utilisés pour créer des produits conçus pour prédire notre comportement. » Nos vies sont exposées à d’autres sans notre consentement. Et en perdant nos droits à décider, nous perdons notre vie privée et notre autonomie. Mais ces droits ne s’évanouissent pas, souligne Zuboff. Nous les perdons au profit d’un autre. Des entreprises amassent nos droits à décider. Elles concentrent un pouvoir politique que nous n’avons pas autorisé et ce d’autant que nous ne les avons pas élu pour cela. Le capitalisme de la surveillance n’est pas réservé aux publicitaires, rappelle la chercheuse, pas plus que le taylorisme s’est arrêté au monde automobile. Cela concerne nombre d’autres secteurs comme le commerce, la santé, l’assurance. Pour la chercheuse, tout l’enjeu est désormais de réguler ce nouveau capitalisme via des principes pro-sociaux et pro-démocratiques, comme nous l’avons fait du taylorisme."
Venons-en maintenant à ce que j'appelle par néologisme (ou barbarisme), la logique "plateformative".
La logique plateformative. Donc.
Ce que j'appelle la logique plateformative c'est le fait que les plateformes instancient des pratiques qu'elle érigent au rang de normes du simple fait de leur architecture technique et de leurs objectifs commerciaux, tout comme les verbes performatifs "réalisent une action par le fait même de leur énonciation".
Par exemple, au regard de l'architecture technique (toxique) de Facebook il n'est pas possible de ne pas surveiller les autres ; même si on le le veut pas nous les surveillons en permanence (et nous le sommes en retour). Autre exemple, au regard de la nature et de la fonction des interaction dans cette même plateforme, il n'est pas possible de ne pas être surexposé à de la désinformation ou à des discours stigmatisants (et parfois haineux) puisque ce sont eux qui génèrent le plus d'interactions dans la plateforme. Logique plateformative donc.
Par le biais de ces "règlements" que sont les CGU et par le biais d'une architecture technique toxique entièrement dédiée à la fabrique du pulsionnel, on qualifie des comportements (des "habitus" sociologiques) dont seuls ceux permettant à la plateforme de tenir ses enjeux d'audience et de modèle d'affaire seront valorisés au détriment de l'ensemble des autres qui seront, eux, presque totalement invisibilisés. Logique plateformative.
Et donc la décision de TumblR de chasser les contenus "pour adultes" ?
Ah oui c'est vrai. Alors il y a, à l'évidence, un vrai problème d'accès à la pornographie sur le web. J'ai trois enfants et j'ai découvert Internet à une époque où nous étions moins de 30 millions d'internautes (DANS LE MONDE !!!!) et où le site de Playboy était à l'époque ce qu'il se faisait de plus licencieux et ressemblait à ça. Donc oui, au regard de ce qui apparaît aujourd'hui sur la requête "tits" ou "boobs" dans Google Images … je mesure toute l'étendue de l'évolution.
Mais le problème ce n'est pas la pornographie, le problème c'est l'accès. D'autant que les formes pornographiques présentes sur TumblR étaient aussi et notamment pour les "jeunes", des espaces d'exploration pour des sexualités différentes ou en tout cas très loin des stéréotypes présents sur Youporn, Pornhub et autres xHamster. Et que la dimension simplement érotique ou érotisante était aussi important que la dimension pornographique.
Donc oui je maintiens que le problème ce n'est pas la pornographie mais l'accès. Et le problème de l'accès ce n'est pas le problème de la majorité ou de la maturité, mais celui de la multiplication des terminaux de consultation (smartphones et tablettes) et de l'individualisation qu'ils "permettent". Rappelons-le, en France, la moyenne est de 6 écrans par foyer, soit davantage que de personnes dans le foyer. Dans la cellule familiale, plus personne ne regarde en même temps le même écran. Donc plus personne ne sait ni ne "voit" ce que les autre regardent. Ne voit ni n'écoute d'ailleurs, puisque la multiplication des écrans multiplie également l'usage des casques et écouteurs. Dès lors il devient impossible d'accompagner l'éducation à l'image ou même de la contrôler hors la mise en place de mesures légitimement ressenties comme castratrices et qui sont, sur ce sujet, parfaitement inefficaces (genre "le wifi sera coupé de telle heure à telle heure", ou "pas d'écran en semaine mais consommation non-stop le week-end").
Quand chacun dispose de son écran, le problème n'est pas tant celui de la pornographie que celui de la complexité de bâtir un espace intra-familial de visionnage commun pour que des pratiques périphériques de transgression (par ailleurs tout à fait utiles à plusieurs titres, y compris déjà celui de la transgression elle-même), restent des pratiques périphériques.
Mais la problématique est la même sur la question de la désinformation ainsi que sur pour les discours de haine. Le problème est principalement celui de l'impossibilité ou de l'extrême complexité de convaincre (pour les Fake News) ou de condamner (pour les discours de haine), qui renvoie en premier (non)lieu au problème de l'inexistence d'espaces publics "médians" qui ne soient ni "des médias", ni des espaces privés (comme les plateformes). Des espaces disposant d'une membrane claire (sur le sujet de la "membrane" et des espaces voir par exemple ce dialogue entre Ruffin et Servigne dans cette – par ailleurs passionnante – vidéo à partir de 50'20).
A ce titre, la vidéo de Julien Pain qui a pas mal tourné au sujet de cet homme convaincu de l'imminence de l'invasion migratoire suite à la signature du pacte de Marrakech et que le journaliste essaie de convaincre, ne prouve et ne démontre rien d'autre que le caractère singulier et irréconciliable d'une parole revendiquant l'objectivable (celle du journaliste) face à une parole revendiquant sa subjectivité comme seul prisme d'opinion (celle du Gilet Jaune interviewé).
Le problème n'est pas celui de la coexistence de ces deux paroles, le problème est que l'un de ces deux univers discursifs et le régime de vérité qu'il mobilise, s'affiche depuis des années "en crise", notamment "de confiance", et se voit aujourd'hui contraint de passer à l'essoreuse sociale des grandes plateformes pour tenter d'y recouvrer sa légitimité auprès d'un lectorat qu'il a perdu en feignant de croire que lesdites plateformes vont l'y aider puisque le public perdu s'y (re)trouve. Clairement, il n'y parviendra pas. Notamment du fait du modèle économique prédateur et des architectures techniques toxiques de ces plateformes. Et l'autre problème, est que tous les espaces citoyens intermédiaires permettant l'émergence et la cristallisation de cette parole dite "d'opinion" ont été éparpillés façon puzzle en laissant un vide béant que Facebook (notamment) est venu combler.
FROM (censoring) TITS TO (freedom of) SPEECH.
Au final, comme le Washington Post se plaisait à le résumer de manière sarcastweet :
"Tumblr’s nudity crackdown means pornography will be harder to find on its platform than Nazi propaganda"
En anglais, on traduit "reconnaissance vocale" par "text to speech". Le débat qui se joue depuis déjà quelques années autour des questions de la nudité, de la pornographie et des discours de haine ou des fausses informations est un débat qui nous mène "from tits to speech", ou plus exactement de la censure effective de (simples) tétons à la possible censure paradoxale de discours. Une censure paradoxale puisqu'au nom de la nudité et de son traitement dans les "guidelines" elle interdit de parler, par exemple, de la guerre au Yémen et de la famine qui y sévit (tout en continuant d'autoriser, en effet, des discours néo-nazis). Et oui nous parlons bien de la même plateforme dont le rôle dans la radicalisation des discours génocidaire contre les Rohingyas est attesté.
Voilà précisément pourquoi ces phénomènes de censure sont liés. From Tits to Speech. Voilà pourquoi, à l'échelle de l'architecture technique toxique de ces plateformes, à l'échelle de leur modèle économique prédateur, voilà pourquoi la liberté de publier une photo de téton se trouve directement corrélée à la liberté de témoigner des violences de la guerre qui ravage le Yémen depuis tant d'années. C'est fou mais c'est la réalité qu'il nous faut affronter aujourd'hui.
Et pour le reste et plus trivialement, l'exemple de TumblR et le ridicule de la mise à jour de ses CGU avec le pathétique "Ne publiez pas (…) des poitrines de femmes où les tétons sont visibles" est tout à fait exemplaire – s'il fallait encore des exemples – de la soumission d'écosystèmes de publication (c'est à dire de rendu public) à des écosystèmes de monétisation (les "stores" d'Apple ou de Google) et à la dichotomie toujours plus grande et ubuesque entre "le web" et "les plateformes", qui sur le sujet du porno comme sur celui de la lutte contre la désinformation ou les discours de haine sont deux univers de discours et de représentation apparaissant de plus en plus irréconciliables.
Les plateformes et le web. Si nous sommes aujourd'hui incapables de démanteler, de dissoudre, de nationaliser ou de discipliner par l'impôt les premières, c'est alors la totalité déjà amoindrie comme peau de chagrin du second, cet espace public du web, cet espace démocratique fondamental de la publication, que nous perdrons ou que nous laisserons aux mains de populismes autoritaires, tant aujourd'hui chaque chaque action ou tentative de "rendu public", de publication donc, est soumise au lit procustéen d'une visibilité et d'une lisibilité ne répondant qu'à des objectifs commerciaux privés.
BONUS TRACK.
Cela n'a pas grand-chose à voir avec ce qui précède – quoique – mais bon je l'avais déjà inclus dans une version précédente de l'article que vous êtes en train de lire, donc je vous le remets en "Bonus Track". <Parce que oui bon ben il m'arrive de faire plusieurs versions d'un article avant d'un publier une, voilà vous savez tout de ma vie>
Or donc. Alors même que le gouvernement pointe (à raison) la multiplication des Fake News dans le cadre de la mobilisation des Gilets Jaunes, le même gouvernement met en ligne une vidéo proprement hallucinante d'une "experte en stratégie numérique (sic)" dont le premier conseil pour débusquer une Fake News est – je vous jure que c'est vrai – de copier le texte accompagnant la vidéo bizarre et d'aller le coller dans Google. Pour. Vérifier. Une. Fake. News. Donc pour vérifier une vidéo qui te paraît fausse sur Facebook va demander à Google si elle est vraie.
Comment.
Te.
Dire.
Alors je ne vais pas ici me lancer dans un cours des résultats de recherche que Google pourrait afficher sur la requête "pacte de Marrakech" à quelqu'un dont l'historique de recherche est déjà nourri d'un léger ressentiment à l'égard des immigrés en général, mais je vais juste rappeler au gouvernement et à son "experte en stratégie numérique" ce qu'il se passe parfois quand on demande à Google si l'Holocauste a vraiment existé. Et aller me détendre un peu en brisant des rotules de poussins à scie sauteuse.
j’ai eu le même réflexe que toi en me disant que Tumblr se tuait !
Le 17 étant passé… il faut savoir que les comptes pornos ne sont pas supprimés… Ils sont juste invisible au commun des mortels sauf pour leurs auteurs ! Un auteur voit toujours le contenu de son compte !
Devant cette stratégie, on pourrait bien imaginer, qu’ils mettent en place un système dans le futur pour faire cohabiter les 2 mondes… reste à savoir lequel et si tel est le cas, si cette “doublette” serait gagnante !