Du jogging et des livres. Les confinements de Maslow

Ce fut le débat du confinement de Mars. Le droit de sortir pour faire du jogging. En ville, à la campagne, à plus d'un kilomètre de chez soi, avec ou sans masque, et j'en oublie des arguments dont ceux qui corrélaient la politique sanitaire d'un pays et l'héritage de 1789 à la capacité de sudation de demi-gros quarantenaires en shorty, et d'autres qui faisaient des mêmes êtres luttant contre l'inévitable avachissement de leur corps autant de bombes sanitaires à fragmentation de gouttelettes à cette époque où le débat sur l'aérosolisation du virus oscillait encore majoritairement du côté du complotisme castrateur.

C'est aujourd'hui le débat du confinement d'Octobre. Le droit de lire des livres et de garder des librairies ouvertes pour aller les y acheter. Tout cela au nom d'une typologie, d'un classement des commerces dits "essentiels" ou "de première nécessité". Dans la ballade en absurdie qu'est devenue la régulation politique de ce monde, on apprend que lors du premier confinement les libraires (comme les autres) n'étaient pas prêts à ouvrir (faute de gel, de masques, etc) alors même qu'ils auraient été initialement placés dans la liste des commerces dérogatoires. Et qu'à l'occasion du second (confinement), l'arbitrage les faisant inessentiels aurait été rendu en souvenir du premier (confinement toujours) alors même qu'ils étaient cette fois prêts et demandeurs. Le maintien de l'ouverture des hypermarchés et autres FNAC et autres magasins de … bricolage au nom d'un "essentiel" devenu aussi diffus que confus poussa le valeureux Syndicat de la Librairie Française (SLF) à réclamer l'ouverture des librairies tout en réclamant l'interdiction de vente des livres en grandes surfaces et autres chaînes permettant, je cite leur communiqué, "de rétablir une situation de concurrence plus équitable entre les librairies et les enseignes". Et plaçant de facto leur ennemi commun, Amazon, en situation inédite de monopole absolu sur la vente de livres en France pour – au moins – les 15 prochains jours. Ces gens sont tout à fait stupéfiants, pour dire le moins.

 

ElpZUZzXEAIWZoLFrance. 2020.
Nouvelle campagne de promotion du Syndicat de la Librairie Française.

L'occasion de revoir fleurir sur les réseaux cette Une de 2008 d'Adrian Tomine pour le New-Yorker

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De tout cela on peut tirer plusieurs moralités.

Une saisonnière d'abord. A l'approche des beaux jours il est essentiel de pouvoir faire du jogging, comme à l'approche de l'hiver il est essentiel de pouvoir faire des provisions de livres. 

Ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas.

Etablir des hiérarchies entre services publics et privés relève de la compétence d'un gouvernement en temps de crise. Nul ne conteste le caractère essentiel de la capacité de se nourrir. Mais pas de celle d'aller le faire dans un restaurant. Donc les commerces de bouche restent ouverts, et ceux de restauration ferment. Nul ne conteste le caractère essentiel du droit de se loger et de ne pas dormir à la rue. A fortiori quand les hôtels sont vides. Et pourtant combien cet essentiel semble loin, été comme hiver, confiné ou déconfiné. 

Mais la liberté de courir. Mais la liberté de lire. Qui ne sont ni celles de sortir de chez soi ni celle d'acheter des livres. Qu'en faire au niveau d'un état ? Comment les réglementer ? Qu'en faire au niveau d'un état se trouvant aussi incapable d'assurer la liberté de disposer de masques gratuits pour l'ensemble des soignants et des enseignants (pour ne citer que ces 2 exemples) ? Qu'en faire au niveau d'un état incapable de garantir sa propre doctrine, c'est à dire la "liberté" de se faire tester, tracer et isoler dans des temporalités et des approches prophylaxiques qui soient autre chose que foutraques et si extensibles qu'elles deviennent inopérantes ? 

On pourra donc lire mais pas acheter des livres ailleurs que sur Amazon. On pourra donc courir mais dans un rayon d'un kilomètre autour de chez soi. On pourra toujours continuer de dormir dehors sans avoir de livres ou d'envie de courir. Ce sont les êtres qui sont essentiels, et non ce qu'ils font, les pages qu'ils tournent ou les kilomètres qu'ils courent. Mais cela, mais ceux-là, de tout temps, restent inessentiels

Ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas. Après le jogging du confinement 1, après les livres du confinement 2, quelle sera l'exigence du confinement 3 qui se produira vraisemblablement fin Janvier ? La liberté de skier ? Celle d'étendre la bulle sociale des soirées raclette ? 

Alors bien sûr chacun cherche son essentiel. Les chasseurs cherchent à chasser, les magasins de jouets cherchent à vendre des jouets, chacun son essentiel. Chacun ses moyens d'y parvenir. Lobbying pour les chasseurs, action en justice pour les magasins de jouets. Le résultat d'une politique des "premières lignes" qui donne aujourd'hui lieu à un gigantesque Mikado. Chacun sa ligne, qui doit pouvoir bouger à sa guise en prétendant ne pas toucher à l'équilibre d'ensemble. 

Première nécessité ne fait pas loi.

Après les personnels en "première ligne" du premier confinement, voici donc désormais les commerces de "première nécessité" du second confinement. Se souvenir de ce que premier confinement nous avait appris : on ne tient pas un front avec une seule "ligne". Se souvenir qu'après les soignants en "première ligne" étaient venus les caissières et caissiers, femmes de ménage, les "deuxièmes lignes", et puis les enseignants, les "troisièmes lignes". Et ainsi de suite. Et nous avions tenu. Voici donc aujourd'hui les commerces de première nécessité. Là aussi immanquablement suivis des commerces de deuxième nécessité, et de troisième nécessité. Ad Libitum. Chacun cherche sa ligne. Et sa nécessité. 

Je ne m'exonère pas, comme citoyen et comme universitaire, de cette quête de mes essentiels. J'en ai également. Mon essentiel d'enseignant-chercheur à cette heure c'est que les bibliothèques universitaires restent ouvertes. Par exemple. Il n'y a, nécessairement, que des essentiels subjectifs. D'où le rôle et la place d'un état. Pour autant que ce dernier soit déjà en capacité, je l'évoquais plus haut, d'assurer son essentiel régalien dans les hôpitaux, les écoles … ce qui n'est … pas le cas. 

La bourgeoisie confinée.

La bataille des livres, celle du confinement 2, est aussi intéressante car après la bataille de la libération du corps dans une capacité de transgression ramenée à l'aune de sa seule sudation (ce qu'est fondamentalement la pratique du jogging), vient donc maintenant la bataille de la libération de l'esprit, dans la capacité d'évasion et de transgression (ou parfois aussi de régression) qu'offre l'activité de lire. 

Ces approches (joggeurs comme lecteurs) sont des activités de classe. De classe bourgeoise. Il y a toujours, toujours, dans nos postures, une dimension de classe. Qui n'est pas la seule perspective d'analyse et de compréhension possible mais qui ne doit pas pour autant être ignorée. Ceux qui courent sont des bourgeois. Ils l'ont toujours majoritairement été et le sont encore. Ceux qui lisent sont des bourgeois. Ils l'ont toujours majoritairement été. Et le sont encore. Il n'est essentiel de courir et de lire que quand tant d'autres essentiels ont été épuisés et comblés. 

La bataille des livres, la bataille du jogging, la bataille des restaurants aussi, sont des batailles bourgeoises. L'essentiel des batailles médiatiques des confinements sont l'écho d'une société bourgeoise qui se regarde courant, se restaurant et lisant. Qui se fantasme aussi beaucoup en train de courir et de lire. Les légions de joggers qui s'étaient levées lors du premier confinement n'ont rien à envier aux légions de lecteurs qui se lèvent actuellement. Elles sont pour une large part suspectes autant qu'insincères et traduisent surtout le besoin d'appartenance à une conscience de classe. Pour être reconnu bourgeois parmi les miens, je dois me dire courant, je dois me dire lisant. Notre désir de voir les librairies ouvertes est aussi le désir du spectacle de notre plaisir bourgeois

Entendons-nous. Les classes populaires lisent aussi, elles vont aussi au restaurant et elles courent aussi. Bien sûr. Mais la sociologie des luttes est aussi déterministe que les faits en rendant compte sont têtus. Ces luttes pour la librairie, le jogging et le restaurant sont avant tout des luttes bourgeoises. Les autres mettent des pulls pour ne pas augmenter le chauffage cet hiver et tentent de faire des courses alimentaires (vraiment) essentielles en grandes surfaces à la fin de leur journée de travail non confinée. 

Les confinements de Maslow et de Borges.

Maslow d'abord. Avec sa pyramide des besoins. Si simple, si décriée également mais dans le champ social si opérante pourvu qu'elle ne soit pas lue de manière trop uniquement pyramidale et linéaire comme ont amené à le faire ses innombrables récupérations dans le champ du "management".

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(Source : Wikipédia)

Et ses déclinaisons. Nombreuses. Dont celle de la "Casita" de S. Vanistendael, qui renvoie à nos confinements "habités". 

Casita

 

Confinement de Maslow donc. Puisque chacun considère comme essentiel le premier de ses "besoins" non pourvus, quelque soit sa nature. Et qu'il est en cela encouragé par la doctrine d'un confinement qui n'en est pas vraiment un, qui prétend obliger sans contraindre le télétravail, qui autorise des exceptions qui deviennent autant de règles, un état qui surtout est incapable de "prévoir" lors même qu'il dispose à la fois d'outils et d'avis qu'il préfère laisser consultatifs pour ensuite nier leur consultation, comme lorsqu'à l'unisson du discours d'Emmanuel Macron l'ensemble du personnel politique explique avoir été "surpris" quand, une fois de plus, les alertes avaient été données, documentées, et circonstanciées par le conseil scientifique depuis plusieurs mois, conseil scientifique pourtant nommé et constitué par le président lui-même, "ex abrupto".

Qu'elle me pardonne cette intrusion mais je voudrais ici citer l'échange que j'ai eu avec Antoinette Rouvroy sur son compte Facebook. Voici ce qu'elle disait : 

"On n'a peut-être jamais eu autant de capacités techniques de modélisation de l'avenir, mais la maxime " gouverner, c'est prévoir" semble avoir été complètement oubliée au profit de … de quoi, déjà ?"

De fait, c'est peut-être précisément parce que les gouvernements sont noyés par les (en partie) fausses capacitations à prévoir "le" futur qu'ils se retrouvent aussi incapables de dessiner "un" futur. La quasi-certitude de pouvoir juguler la part d'incertitude du monde, diminue plus qu'elle n'augmente la capacité d'agir en situation d'incertitude. 

Voici ce qu'ajoutait encore Antoinette Rouvroy : 

"L'illusion immunitaire de la préemption et de l'optimisation au détriment de la prévention, de la planification, de la prise en considération des besoins matériels, de la (re)constitution des stocks stratégiques (…) on en est là : des gens commencent à mourir car le matériel médical manque … malgré les demandes répétées adressées par le personnel hospitalier aux "gouvernants", demandes restées lettres mortes."

Le résultat au-delà de la fronde des maires et de ce que cela dit du déchirement du tissu de l'échelon républicain de la décision, le résultat c'est que la bourgeoisie se parlant à elle-même n'est capable de produire que des errements dont l'interdiction totale de vente de livres à l'initiative du syndicat des libraires n'est qu'un symptôme parmi d'autres. Qu'elle efface aussi du champ social les besoins des confinés des milieux populaires, qui continuent d'aller faire le ménage dans des bureaux, d'aller changer des draps dans des hôpitaux, qui continuent de nous servir derrière leurs vitres, et qui n'ont pas forcément envie d'ouvrir les librairies qui les emploient. Les premières lignes souvenez-vous. Leurs besoins. En masque. En gel. Leurs besoins en blouses. Leurs besoins en personnel. Leurs besoins en salaire. Leurs besoins en temps de repos. Leur besoin en reconnaissance. Tous les étages de la pyramide et de la "casita", d'un seul coup. 

Confinement de Borges, enfin. Parce que dans l'incertitude c'est vers un maître incontestable de la fiction qu'il faut cette fois se tourner. Jorge Luis Borges, qui dans sa nouvelle, "La langue analytique de John Wilkins" à propos de la classification des animaux, nous donnait la preuve qu'une langue, quand elle entend hiérarchiser et choisir pour organiser la complexité d'un monde, est d'abord faite pour épouser la réalité des besoins politiques de ceux qui y règnent et l'administrent. Ainsi : 

"Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches."

Et, pourrait-on dire, dans l'histoire si proche du confinement, il est écrit que les services et biens essentiels non-confinés se divisent en a) de première nécessité b) appartenant au lobby de ce ceci ou de cela c) de nécessité bourgeoise d) les livres mais seulement si on les achète en librairie sinon ça ne compte pas e) le jogging mais seulement dans un rayon d'un kilomètre f) inclus dans la présente classification g) je vous laisse écrire la suite. 

[Mise à jour du 3 Novembre] Un article de Slate.fr qui revient sur les chiffres et la géographie des librairies et qui ajoute au côté bourgeois, le côté … très parisien de tout cela.

 

 

[Bonus Track 1]

Je vous propose une "lecture" de cet article sur SoundCloud

[Bonus Track 2]

Pour rappel, tous mes articles sur et autour de la pandémie sont regroupés dans la rubrique éponyme de ce blog

[Cet article vous a plu ?]

Et vous êtes tombé ici un peu par hasard sans connaître ni mon blog ni mes travaux ? Alors sachez que je viens d'écrire un [petit et pas trop cher] livre, Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices, qui traite de questions numériques et de démocratie. Et que je profite donc de votre passage pour vous en recommander la lecture et l'achat.

 

4 commentaires pour “Du jogging et des livres. Les confinements de Maslow

  1. Intéressante ton analyse olivier (comme toujours). C’est d’ailleurs le même phénomène à l’oeuvre dans la transition écologique. Si les bourgeois s’indignent autant contre la perspective d’un budget carbone – voire d’une interdiction d’activité comme l’avion – c’est justement parce qu’elles sont l’apanage des bourgeois. Ils préfèrent payer plus pour s’exonérer des limites planétaires, ce qui conforte encore plus leur statut social, plutôt que d’admettre la nécessité de la limitation.

  2. Dans son livre, Les besoins artificiels (La découverte, 2019), le sociologue Razmig Keucheyan, dans une approche qui est plus écologique que pandémique, cherche à distinguer les besoins « vitaux » des besoins « nuisibles ». Pour le sociologue, nous avons besoin de mettre en délibération les besoins selon une grille d’intérêt ou de valeurs pour laquelle il sera difficile de trouver des consensus. Comment rationner les besoins, les usages et mésusages ? Pour lui, « distinguer entre des besoins authentiques et superflus (essentiels et non essentiels dirions-nous aujourd’hui) est crucial dans le contexte de la transition écologique »… Et la seule façon d’y parvenir consiste à faire de ces enjeux le fruit d’une délibération collective permanente, un théâtre des négociations. Il me semble que c’est ce que tentent de faire ce ballet actuel de négociations, entre Etat, collectivité et gros acteurs privés (notamment ceux qui disposent de plateformes en ligne, quand le commerce IRL est lui fermé).
    Alors certes, les besoins des uns et des autres sont très subjectifs, comme tu le soulignes très justement… Mais ce dont nous sommes privés, c’est de la politique, c’est-à-dire de la définition collective des besoins mêmes, qui sont définis du haut vers le bas. Ce que Razmig Keucheyan évoque c’est aussi et surtout, derrière cette question de définition des besoins, celle de l’équité et de l’égalité. Les besoins des uns ne sont pas ceux des autres. Couper l’inessentiel des uns est parfois couper l’essentiel des autres (et inversement). La pyramide de Maslow des uns n’est pas celle des autres. Pour ma part, le problème que je vois surtout derrière ces frondes (des parcs ou du jogging du premier confinement ; des commerces dans ce second), c’est un pouvoir en roue libre qui tente de définir l’essentiel de tous sans parvenir à établir l’égalité et l’équité nécessaire, dans un moment où le confinement accroit l’inégalité et l’inéquité plus que jamais. Pas étonnant donc que cela donne lieu à un moment de contestation inédit : entre les besoins de lits de réanimation ou de livres (et je ne les mets pas sur le même plan), la question de la décision collective reste entière. Or, on sent bien que nous en sommes privés et c’est cette aberration de choix qui s’imposent à tous, qui pose problème, non ?

  3. Peut-être est est-ce parce que nous savons bien que nous avons perdu le pouvoir d’agir sur l’essentiel de niveau 1, que nous nous battons sur l’essentiel de niveau 2, pour croire que nous pouvons encore avoir un avis qui compte.
    Nous avons perdu face aux gouvernements comptables la bataille des moyens des hôpitaux, la bataille du nombre de soignants et de leur formation. Nous avons perdu face à ce gouvernement et ce président toutes les batailles des « premiers de corvée » qui s’appauvrissent alors que les riches s’enrichissent même et situation de crise.
    Nous avons perdu, reculé, il nous reste le jogging et les librairies, et nous sommes en train de perdre également ces combats. Le combat de la BU et celui de la librairie me semblent liés : quel point ces combats ne sont-ils pas essentiels tant sur leur finalité qu’en étant des moyens de faire communauté, de faire face à un autoritarisme grandissant, le moyen de dire « n’allez pas trop loin dans l’autoritarisme, ouvrez la salle pour discuter ensemble des meilleures mesures à prendre, considérez nous comme capables de comprendre la situation et de contribuer aux réponses.

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