Lentement, sûrement, inexorablement nous sortons de l’ère non pas uniquement d’un « web » gratuit mais essentiellement de médias et réseaux sociaux gratuits.
Le « C’est gratuit et ça le restera toujours » a disparu du frontispice de Facebook ; Youtube est passé depuis longtemps déjà en code rouge pour gérer des abonnements payants exempts de coupures publicitaires (Youtube Red dès 2015 devenu aujourd’hui YouTube Premium pour 12,99 euros par mois) ; nos usages numériques sont plus globalement devenus dépendants de services de streaming musicaux ou vidéo aux abonnements payants qui s’offrent ou se négocient dans les espaces intra ou extra-familiaux
Dernières annonces de cette mutation en cours, l’annonce de Méta de proposer des abonnements payants en Europe pour accéder à Facebook et à Instagram, pour éviter non pas tant les publicités que les dynamiques de traçage et de collecte de données qui les fondent. Entre 10 et 12 euros pour les plus de 18 ans qui souhaiteraient bénéficier d’un accès sans publicités à ces sites ou applications. Et 6 euros de plus par compte supplémentaire.
Et la totalité des grands médias sociaux s’aligne progressivement sur des logiques payantes : TikTok teste une offre payante sans publicités à 4,99 $ mensuels, Musk en plus des comptes certifiés payants (à partir de 9 euros par mois pour disposer de la « bluemark ») agite depuis plusieurs mois un modèle de petit paiement mensuel obligatoire, Snapchat compte 3 millions d’utilisateurs déboursant 3,99 euros par mois pour des services premiums, même chose pour Twitch à partir de 4,99 euros par mois.
Ajoutons à tout cela un nouvel habitus de micro-paiement désormais installé dans le cadre, notamment, des achats « in-app » qui équipent nos smartphones ou nos loisirs connectés (Fortnite, etc …)
Ces coûts, services et abonnements ont aussi donné lieu à d’autres stratégies et ajustements : Netflix, acteur déterminant dans la validation symbolique de la pertinence d’une offre payante pour les industries culturelles dès lors qu’elle peut valoriser un catalogue suffisamment profond lui-même tiré par quelques produits phares explicitement conçus dans cette optique, Netflix donc a saisi l’opportunité de faire un bout de chemin inverse en proposant depuis Novembre 2022 un abonnement « low cost » avec publicités pour 6 euros par mois contre 10 à 14 euros l’abonnement classique et sans publicités.
Armageddon des Harpagons ?
Sachant qu’un utilisateur possède en moyenne (dans le monde) un peu plus de 6 comptes sur différents médias sociaux j’ai procédé au calcul suivant qui est vraiment a minima.
12 euros (Youtube)
+ 12 euros (Instagram)
+ 5 euros (TikTok)
+ 5 euros (Twitch)
+ 10 euros (Twitter / X)
+ 10 euros (Netflix)
+ 10 euros (forfait téléphonique)
+ 20 euros de box internet
________________________
= environ 85 euros par mois
85 euros par mois pour un usage singulier (pouvant largement doubler ou tripler au sein d’un foyer avec 2 enfants majeurs). On est donc sur plus de 1000 euros par an …
Rien que pour Méta (Facebook / Instagram et peut-être prochainement WhatsApp) l’addition calculée par Next Impact se monte à près de 120 euros par an. Auxquels on pourrait ajouter l’abonnement à l’escroquerie du badge bleu « vérifié » pour 17 euros par mois !!
Un autre paramètre important est le ratio entre ce que rapporte aux médias sociaux un profil sans abonnement et avec traçage publicitaire, et un profil d’abonné payant sans traçage publicitaire. Il faut pour cela regarder du côté de ce que l’on appelle le revenu moyen par utilisateur (en anglais ARPU pour « Average Revenue Per User »). En gardant en tête que l’offre payante de Méta concerne l’Europe et que l’ARPU est très différent entre par exemple les USA, le Canada et l’Europe dans son ensemble, sans parler du reste du monde. L’ARPU dépend en effet notamment du dynamisme et de la volumétrie du marché publicitaire en termes d’investissement, dynamisme et volumétrie très variables à l’échelle du globe. Mais en gros, et par exemple lors du dernier trimestre 2022 le revenu publicitaire moyen mondial par abonné pour Méta était de 8,38 $ contre 12,99 $ en Europe et plus de 50$ aux USA. La tarification à hauteur de 12 euros pour l’abonnement sans publicité à Facebook en Europe ne doit donc rien au hasard. L’autre problème de cet ARPU est que Méta ne détaille pas les chiffres entre ses différents services et applications (Instagram, Facebook, WhatsApp …) et que l’on en est réduit à conjecturer que – par exemple – l’ARPU d’Instagram doit être supérieur à celui de Facebook.
Les derniers chiffres donnés par Méta concernant son bilan financier font état d’un ARPU légèrement supérieur en Europe (19 dollars) mais toujours très loin des 56 dollars de l’ARPU pour les Etats-Unis et le Canada.
Dans tous les cas cette offre d’abonnement payant demeure tout bénéfice pour la firme considérant que beaucoup choisiront de maintenir l’offre gratuite avec publicité qui si elle rapporte à peu près autant en cash à l’échelle individuelle est bien plus féconde à l’échelle statistique et économique globale puisque les publicités affichées pour les uns et l’analyse des interactions en découlant auprès d’autres semblables, permet également d’affiner le ciblage publicitaire global de la plateforme et donc d’en maximiser les revenus. Pour le dire différemment, le « tout » publicitaire est bien davantage que la simple somme de ses parties. Méta s’assure ainsi d’être en conformité avec les exigences européennes de régulation sans rien perdre de son revenu, et sans perdre d’utilisateurs en évitant de les contraindre à basculer sur une offre uniquement payante.
La Pub [et la] lic[é]ité.
Il s’achète en quelque sorte à bon compte une conformité à la règlementation européenne avec un cynisme que lui offre paradoxalement cette même règlementation telle qu’il la détourne : là où l’objet devrait être d’empêcher la collecte de nos données personnelles pour des fins autres que la nécessité de continuité du service, la coexistence d’un modèle payant sans publicité avec un modèle gratuit avec publicité achève d’ancrer l’idée que le droit fondamental à la protection de nos données personnelles est devenu une négociation commerciale comme les autres.
Comme rappelé par nombre d’observateurs à l’argument mis en avant par Méta d’un service payant répondant à « l’évolution des lois », « en fait, aucune loi n’a évolué. C’est juste que Meta ne la respectait pas. » (Raphaël Grably)
Guillaume Champeau résume l’ensemble magistralement dans son article « Meta et RGPD : pourquoi l’abonnement payant à Facebook et Instagram pose problème » que je vous invite vraiment à lire attentivement car il démontre point par point comment Facebook / Méta à instrumentalisé et détourné la base légale du RGPD. Rapide extrait de la conclusion (que je partage) de Guillaume Champeau :
Toute la question juridique est donc de savoir si le consentement allégué par Facebook existe réellement. Est-ce qu’un internaute qui refuse de débourser 155 euros par an pour s’abonner consent librement à ce que ses données soient utilisées à des fins de publicité ciblée ? (…)
Or, parmi tous ceux qui cliquent sur le bouton qui permet d’accéder gratuitement à Facebook en échange de publicités ciblées, combien sont ceux qui le font non pas de pleine grâce mais parce que sinon, et sauf à pouvoir payer, ils ne pourraient plus voir les nouvelles photos partagées par leur famille, être tenus informés de l’actualité de leur club de leur sport, parler dans leur groupe des voisins du quartier, etc. ? (…)
La seule « alternative réelle » proposée par Meta est donc l’abonnement payant, à 13 euros par mois pour chaque plateforme (ou 10 euros si l’on évite de passer par l’intermédiaire d’une application mobile). Mais à ce prix, est-ce une alternative « équitable » ? (…)
Et Guillaume Champeau de conclure :
Si on laisse faire Meta, c’est un principe fondamental de la protection des données en Europe qui tombe, et que malheureusement la décision de la CJUE du 4 juillet dernier a déjà participé à faire tomber : l’universalité des droits de l’homme. En acceptant le principe d’une « rémunération appropriée » pour ne pas traquer l’internaute, la Cour de Justice a hélas permis que le bénéfice effectif d’un droit fondamental reconnu par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne soit vendu et réservé aux plus fortunés, ou au moins démunis. Comment un bénéficiaire du RSA ou même un smicard peut-il se permettre de payer 150 euros par an pour utiliser Facebook « juste » pour ne pas être traqué ? Si l’on poursuit dans cette voie détestable, il y aura donc d’un côté ceux qui peuvent se permettre d’acheter leur droit à la protection de leur vie privée en se payant les abonnements qui ne manqueront pas de se multiplier (c’est déjà le cas), et toute la masse de ceux qui ont dû renoncer à leur droit fondamental. Vite, un sursaut éthique !
Le moment « Ads are content ».
Dans l’histoire de l’invention de la publicité en ligne et de la manière dont elle structura pour partie l’économie de l’internet et en constitua quelques oligopoles majeurs, il y eut un moment où la publicité de devînt pas simplement une ressource au service d’un modèle économique mais le centre de gravité d’un écosystème de services qui visait à un indiscernable entre les contenus publicitaires et les contenus « organiques ». Ce moment fut celui où, pour Google, Omid Kordestami déclarait : « Ads are content« . Ce que l’on peut traduite aussi bien par « les publicités sont du contenu » que par « le contenu, c’est la publicité ». La deuxième traduction étant la plus exacte. Ce moment ce fut celui où pour Microsoft, Don Dodge indiquait : « Search is a commodity. Ad serving is the business. »
Et autres continuités du « temps de cerveau humain disponible » théorisé par Patrick Le Lay.
« Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »
Si c’est gratuit, c’est toi le produit.
Si c’est payant, c’est que t’as de l’argent.
Et si tu ne vois plus de publicité c’est que tout est publicitarisé.
Bâti sur sur une infrastructure publique permettant la connexion, construit autour de protocoles, d’architectures et de langages libres et interopérables, « le web » est devenu un espace de circulation et d’attention semblable aux autres, avec ses zones commerciales, ses pratiques agressives, ses parcs et jardins fermés, mais aussi tant d’autres espaces et acteurs qui s’efforcent de préserver ou de recréer, à l’abri des mégalopoles numériques, des communautés moins denses, moins marchandes, moins éprouvantes, moins sollicitantes.
Loin, très loin d’annoncer la fin de la publicité, les nouveaux modèles économiques qui s’avancent annoncent tout au contraire l’avènement du tout publicitarisé.
« La publicitarisation désigne l’adaptation de la forme, des contenus, ainsi que d’un ensemble de pratiques professionnelles médiatiques à la nécessité d’accueillir la publicité (Patrin-Leclère 2010). Cette adaptation consiste en un aménagement destiné à réduire la rupture sémiotique entre contenu éditorial et contenu publicitaire – elle se traduit, par exemple, par l’augmentation des contenus éditoriaux relevant des catégories « société » et « consommation » ou par le déploiement de formats facilitant l’intégration publicitaire, comme la « téléréalité » – mais aussi en un ménagement éditorial des acteurs économiques susceptibles d’apporter des revenus publicitaires au média. »
Karine Berthelot-Guiet, Caroline Marti de Montety et Valérie Patrin-Leclère, « Entre dépublicitarisation et hyperpublicitarisation,une théorie des métamorphoses du publicitaire », Semen [En ligne], 36 | 2013, mis en ligne le 22 avril 2015, consulté le 11 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/semen/9645 ; DOI : https://doi.org/10.4000/semen.9645
Deux phénomènes convergent depuis des années : celui d’une publicitarisation constante qui est celle de l’ensemble des espaces discursifs médiatiques (qu’ils soient numériques ou analogiques), et celui de l’atteinte d’un optimum du rendement publicitaire anticipé comme tel et qui conduit les GAFAM depuis au moins 10 ans à se préparer à la sortie du modèle du « tout (apparemment) gratuit ». D’autant que l’irénisme d’un tout publicitaire repose largement sur une bulle spéculative comme le démontre Tim Hwang dans « Le grand krach de l’attention« , l’essentiel de la doctrine marketing des plateformes se ramenant à un classique « Spray and Pray« .
En Septembre 2013 sur ce blog je parlais d’une « phase 2 de la rentabilisation de l’économie de l’attention » consistant à :
« nous amener à accepter (et à souhaiter) qu’il faille désormais payer pour un droit à la privauté, qu’il fasse mettre la main (enfin du coup l’index ou le pouce suffira …) au portefeuille pour s’extraire, s’abstraire du panoptique marchand, littéralement s’en « dés-indexer » et retrouver un possible droit à la décontextualisation. Les grandes firmes ont depuis longtemps compris qu’il leur serait très compliqué de convaincre les usagers de payer pour des services ou des ressources jusqu’ici perçues comme légitimement gratuites. Compris également que la machine à cash de la publicité contextuelle n’était pas loin d’atteindre son optimum et devait être complétée par d’autres revenus à la courbe de croissance possiblement exponentielle. Comme la vente de l’accès s’épuise, on va donc vendre du retrait.
C’est la monétisation de l’opt-out. Après « on indexe tout et si vous ne voulez pas être indexés, vous nous le dites« , attendez-vous à voir débarquer l’opt-out biométrique : « on prend vos données biométriques ; si vous ne le souhaitez pas, ben c’est pas possible, par contre vous pouvez payer pour que l’on vous garantisse qu’elles ne seront pas (trop) réutilisées à d’autres fins que l’allumage de votre mobile ou l’achat d’un film sur l’Apple Store« . Vous n’étiez pas prêts et ne vouliez pas payer pour entrer dans le système ? Vous serez prêts à payer pour en sortir. On paie déjà pour « exclure » la publicité des offres de streaming musical. On paiera pour pouvoir s’extraire du vertige du panoptique, ou pour, plus vraissemblablement, que ceux-là mêmes qui nous emprisonnent, les attentionnés gardiens de notre attention, nous fassent miroiter l’espoir d’être les uniques possesseurs de la clé de notre cellule. Dès lors nous sentirons nous moins enfermés, moins cernés, moins coupables de le rester en sachant que nous le sommes. Pas dit pour autant que nous ayons l’occasion ou même l’envie de sortir de nos cellules »
Un an après, en 2014 c’est Ethan Zuckerman, blgueur, activiste, enseignant, ex-directeur du MIT Center for Civic Media, mais également inventeur du « pop-up », qui publiait une tribune dans The Atlantic intitulée « Le pêché originel d’internet » et sous-titrée « il n’est pas trop tard pour abandonner le modèle d’affaire basé sur la publicité et construire un meilleur web. »
« Il n’y a pas de réponse simple à la question de savoir comment nous payons pour les outils qui nous permettent aujourd’hui de partager le savoir, les opinions et les idées de chacun et des photos de chats mignons. Quel que soit le sysème de paiement que nous choisissons (micropaiements, abonnements, collecte de fonds), il y aura toujours des conséquences inattendues« , estime-t-il sur The Atlantic avant d’ajouter : « Après 20 ans à essayer de financer le web par la publicité, on voit bien que ce modèle est mauvais, cassé et corrosif. Le temps est venu de commencer à payer pour protéger notre vie privée, pour soutenir les services que nous aimons et abandonner ceux qui sont gratuits mais considèrent leurs utilisateurs comme des produits« .
Dix ans plus tard nous y sommes. Prêts à payer pour notre vie privée. Le prix étant bien plus élevé que celui de l’abonnement annoncé puisqu’il engage une fracture encore plus grande entre celles et ceux qui auront les moyens de s’extraire du panoptique et celles et ceux qui s’y englueront totalement.
Mais les choses bougent.
Longtemps il n’y eut aucune alternative à Twitter pour celles et ceux souhaitant s’en extraire. Aujourd’hui cohabitent et coexistent Mastodon et BlueSky. Par bien des égards, Facebook n’a plus aujourd’hui que l’intérêt et l’activité d’une zone commerciale décrépite où l’on va par contrainte ou par habitude bien davantage que par désir d’interaction.
Dans le panorama de la mutiplication des offres payantes dont chacun voit bien aujourd’hui qu’elles ne seront pas supportables demain, nous irons vers une convergence de type « bouquets », des offres liées entre services aujourd’hui distants. Au passage, et il est tout sauf anodin, le principe de neutralité du net aura définitivement sombré. On aura peut-être du FaceFlix, un bouquet réunissant le meilleur de Facebook sans la pub à condition d’accepter le Netflix avec la pub ; ou l’inverse peut-être. Nul ne peut le dire aujourd’hui avec certitude. Des certitudes il n’en reste que trois.
1. Si c’est gratuit, c’est toi le produit.
2. Si c’est payant, c’est que t’as de l’argent.
3. Et si tu ne vois plus de publicité c’est que tout est publicitarisé.
Bonjour,
Merci pour cet article éclairant et plein de références alléchantes.
Certes, le monde de l’internet libre et des communs numériques restent difficilement audibles devant ces rouleaux compresseurs titanesques que sont les géants du Web, mais on pourrait décliner quelques autres slogans alternatifs pour ne pas les oublier. Extraits de l’article https://www.april.org/les-libristes-et-la-gratuite-en-2020-mais-il-y-en-a-un-peu-plus-je-vous-le-mets-quand-meme :
– Si c’est gratuit et libre, ce n’est pas vous le produit
– Si c’est gratuit et libre, je fais un don
– Si c’est gratuit et libre, c’est moins mauvais pour la planète
– Si c’est gratuit à l’usage, je lis les CGU
– …
Librement
LauwCost